Travailler Ponge : Cut-up, mises en son et en images

[Basile Seppey], EDHEA – Ecole de design et haute école d’art du Valais
basile.seppey@hevs.ch

L’expérience a lieu dans une Haut Ecole d’Art et de Design (Edhéa, Sierre) et les étudiants ont entre 17 et 20 ans. Il s’agit d’aborder la poésie, plus particulièrement Francis Ponge, par l’expérience sensible et selon deux principes : le premier, tout simple, consiste à penser que c’est en faisant qu’on apprend, tandis que le second repose sur le sentiment que Le Parti pris des choses de Francis Ponge conviendrait particulièrement bien à un exercice de cut-up, qui reste à définir. Il s’inscrirait dans une partie de séquence où les élèves seraient mis en activité et dont l’ambition serait de provoquer l’acquisition de savoirs(-faire) attachés à cette œuvre littéraire de même qu’une représentation plus sensible et élargie du poétique.

Mais qu’est-ce que le cut-up ? Voici comment Clémentine Houghe, en 2006, le définissait :  

Le cut-up, technique d’écriture qu’il [William S. Burroughs] met au point avec le poète et peintre Brion Gysin (1916-1986) au début des années 1960, consiste en un agencement de fragments de textes préalablement découpés, les textes utilisés étant aussi bien des créations de Burroughs lui-même et de ses proches (Kerouac par exemple) que des extraits de Joyce, Rimbaud, Kafka ou Shakespeare.[1]

Il s’avère que Ponge donne à lire quelque chose d’assez proche de ces effets du cut-up lorsqu’il écrit sur les gestes du poète :

Il faut écrire de façon que chacun des mots de la phrase puisse être imprimé successivement en italique sans ridicule (et l’on met en italique le mot essentiel, mot pour lequel la phrase est faite) il faut que tous les mots aient cette qualité.[2]  

Présentation de l’expérience

Voici les différentes étapes de cette expérience qui s’inscrit dans le début d’une séquence consacrée au Parti pris des choses :

1) En guise d’introduction, les élèves ont été confrontés, sans aucune explication, à une série d’œuvres poétiques sur des supports variés, un parcours entre des mises en voix de François Villon et des textes de Ghérasim Lucas.

2) Le premier contact avec l’œuvre de Ponge s’est fait par le cut-up. J’avais arbitrairement retenu un poème intitulé Le Pain dont j’avais mélangé les mots à l’aide d’un logiciel. Ainsi les élèves se sont trouvés face à une feuille sur laquelle se lisait une suite aléatoire de mots qu’il s’agissait de découper pour former un poème à photographier.

3) Une fois cela fait, les élèves ont reçu le texte-source et ont dû rédiger un bref commentaire, très libre, qui devait rendre compte de ce qu’ils gardaient de la confrontation de leur poème et de celui de Ponge.

4) La prochaine étape consistait en une mise en son ou en image soit de leur poème soit du poème de Ponge.

5) Enfin cette dernière création devait être accompagnée d’un petit texte, une notice d’intention dans laquelle les élèves explicitaient leur choix, leurs partis pris.

6) Pour conclure ce premier temps de la séquence les élèves ont été amenés à présenter l’ensemble de leurs travaux devant la classe, sur un mode de déroulement proche du partage de productions dans un atelier d’écriture.

Le temps alloué au cut-up était d’une soixantaine de minutes et il aurait pu être plus long. Certains élèves ont tenté de classer l’ensemble des mots avant de commencer à les ajuster, d’autres sont immédiatement partis depuis une base, un mot, un syntagme, une phrase, et ont fouillé. Certains ont essayé d’utiliser l’ensemble des mots du poème, parfois en vers, d’autre ont produit des textes très courts.

Les commentaires liés à la confrontation au texte-source ont rendu compte d’une lecture indéniablement enrichie par l’exercice du cut-up. Aux considérations formelles se mêlaient des descriptions de lectures sensibles et l’ensemble attestait très souvent de tentatives d’interprétations.

C’est à l’endroit de la mise en son ou en image que la variété des productions est la plus manifeste. La grande majorité des élèves a choisi d’augmenter sa propre production plutôt que le poème de Ponge et sur 24 élèves, seuls 5 ont décidé de travailler avec le son. Il faut probablement interpréter ce choix comme résultant de leur formation de graphiste dans laquelle ils sont davantage familiarisés avec des outils visuels. Leurs créations ont pris la forme de bandes dessinées, d’images ou de séries photographiques, de films, de musiques, voire de chorégraphies.

Enfin, dans les notices d’intentions, les élèves donnent parfois à lire comme une intuition de quelques enjeux de l’exercice. Voici, pour donner un exemple, les différentes productions de deux élèves :

Poème source : Francis Ponge, Le Pain, Le parti pris des choses (1942)

Le pain

     La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
     Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, – sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
     Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…
     Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.


Productions d’élèves

Cut-up A


Comparaison A

Les similitudes entre ma production et celle de Ponge sont certaines car les mots utilisés sont semblables. Mais je pense que la principale différence réside dans le résultat de la description. J’ai détourné le sujet qui était le pain pour en faire la lumière. Ponge lui utilise ses mots négatifs tout en vouant tribut à la simplicité du pain. J’ai utilisé ses mots au sens premier pour créer quelques choses de plus mélancolique.

Mise en corps et notice d’intention du cut-up A

J’ai voulu exprimer par le corps et la danse le travail de la lumière qui est employée dans mon poème. En m’inspirant du solo de Martha Graham lamentation (env. 1930) j’ai détourné le sens du tissu qui à l’origine devait être la peau, en lui donnant plus le rôle d’obscurité.

Cut-up B

Ondulations, fleurs de pain friable en application
Impression sous-jacente, brisons-la la mollesse glissée dans ces feuilles

Ignoble le lâche, et à la surface, celui-là doit ses mains à ce four
Couche stellaire que l’on détache des sous-sols articulés
Fleurs amorphes et merveilleuses crevasses où fane des feux
Coudes rassit de ces soeurs que l’on donne à la consommation
Dalles soudées avec le regard du tissu durcissant
La crête devient pain lorsque son train la nomme lumière
Cordillère façonnée en masse siamoise et nettement sans éponge
Notre bouche est comme cette vallée, des alpes y rétrécissent en minces objets froids

Si un être sous le respect cause la disposition panoramique des pains de mie, donc pour une fois, les autres sont tous pour la masse d’abord

Dès lors, le taurus fut comme tous pareil, mais alors les unes dans les andes avaient
quasi moins qu’elle, car ainsi a-t-elle ces plans d’éructer pas nous.

Comparaison B

Dans son poème, Ponge décrit le pain avec précision et avec un lexique totalement décalé́ du sujet. Ce côté́ surréel est aussi présent dans mon poème, simplement, mon but n’a pas été de décrire quelque chose en particulier. J’avais des mots à disposition, j’ai décidé́ de jouer avec. Mes phrases n’ayant aucun sens, elles créent des choses, des sortes d’entités, de mélanges entre les mots. Ainsi chaque phrase raconte une petite histoire farfelue, tel une toile de Dali. Je ne me suis pas attardé sur le sens, la signification des mots, mais sur la sonorité́ qu’ils ont seuls et assemblés à d’autres. On peut séparer mon poème en deux parties ; les phrases poétiques insensées, et les réflexions mathémaphilosophiques. En conclusion, les mots c’est rigolo, on peut en faire plein de choses.

Cut-up C

Taurus le stellaire

Du regard elle nomme les vallées de lumière,
Et la cordillère de la si merveilleuse bouche,
Alors lorsque sous la mollesse de Taurus le stellaire,
Pain a façonné notre feu et que dans ces couches,
Sont articulées cette éponge, les fleurs rétrécissent dans sa main,

Celui la fut éructé, car nous durcissons ces friables crevasses,
Sans autres applications que la panoramique cause des surfaces,
Elle devient quasi soudée à ce tissu comme la mie de pain,
Et tout comme le pain rassit fanent ses siamoises sœurs,
Ainsi, elles détachent les alpes pour se glisser en un sous-sol froid,

Mais où en est d’abord la sous-jacente consommation des fleurs,
Par toutes les Andes son train avait moins d’ondulations,
Quand la masse des minces crêtes donne avec respect,
Une disposition des dalles ou on doit nettement être ce pareil objet,
Brisons donc ces lâches plans amorphes pour l’ignoble impression.

Comparaison C

« Taurus le Stellaire » diffère de plusieurs manières du poème original de Francis Ponge. Celui-ci donne à envisager le pain, un objet du quotidien, comme un petit miracle empli de poésie. La description géographique qu’en fait Ponge tout en en parcourant la surface laisse transparaître sa contemplation pour cet aliment. Ma version, au contraire, part des mots du texte initial pour construire le récit surréaliste d’événements merveilleux. Taurus et le pain y deviennent des divinités païennes, des mots anodins comme la consommation, l’éponge et le train y prennent une dimension surnaturelle, et le mépris de Ponge pour la croute du pain dans sa version est remanié dans la mienne pour donner au texte global une tonalité beaucoup plus sombre. […]

Mise en voix et notice d’intention du cut-up C : Taurus le Stellaire
(poème original inversé dans l’audio en fond sonore)

 

J’ai cherché à faire ressortir l’aspect onirique (voire mythologique) ainsi que le pathos de ma version en l’interprétant de manière très expressive. Je voulais intimider et déstabiliser mon public en le confrontant à un texte aux allures insensés et rempli d’envolées lyriques. En mettant à l’oral une emphase sur le caractère affirmatif de mon texte, j’ai voulu transmettre une impression d’assurance en le bien-fondé de mes mots dans le but de dissimuler l’absurdité d’un récit sans queue ni tête. Ainsi, J’ai récité le poème original, que j’ai ultérieurement inversé dans l’audio, pour ensuite le confronter à mon propre poème, composé des mêmes mots agencés différemment. L’objectif était de susciter une opposition si prononcée par rapport à la source originale que le résultat évoque une langue distincte, bien que les deux partagent la même source. Cette approche vise à émettre un rapprochement des poèmes tout en mettant en relief leurs différences. Concernant les autres effets sonores et l’atmosphère ésotérique et singulier, je me suis inspiré du groupe de rock progressif français « Ange » ; car l’atmosphère psychédélique et liturgique de leurs chansons m’évoquait une sorte de délire mystique que je souhaitais retranscrire dans ma lecture orale.

Voici enfin, pour donner une idée, un exemple de mise en image, avec l’aide de l’IA, d’un fragment de cut-up.

J’ai décidé d’illustrer mon poème repris de Ponge en mettant en avant l’idée de lumière créant des formes sur la glace, avec cette ambiance enfermée, souterraine et glaciale.

J’ai demandé l’aide d’une IA pour me générer la grotte de glace et des lumières en forme de fleurs que j’ai assemblé et modifié pour rendre plus intense la profondeur, les couleurs et la distorsion des formes. J’ai intégré mon texte à mon image afin que le lecteur soit plongé dans l’illustration du poème car le poème fait donc partie intégrante de l’image.

Pour la mise en image j’ai travaillé avec plusieurs images reprenant des idées dans les mots importants dans mon poème, comme les fleurs, le feu, les formes, les ondulations, etc. Quand je regarde l’image elle parait très négative mais on finit par trouver une certaine beauté, comme dans mon poème qui est plus positif à la fin. 

Cette démarche m’a permis d’explorer de nouveaux sentiments et des images différentes. Cela a été un défi stimulant de réinterpréter ces mots pour exprimer des idées différentes de celles véhiculées dans le poème d’origine tout en restant fidèle à sa structure.



CONCLUSION

En faisant le cut-up, les élèves semblent avoir acquis un regard plus éprouvé, comme une intelligence du texte qui a permis d’induire ces éléments théoriques qu’il s’agissait enfin d’institutionnaliser.

L’engagement d’une relation élargie et plus sensible au poétique s’est manifesté à travers la diversité des mises en voix et en images qui ont été déployées, dans la séance finale, au sein de la communauté des élèves. Elles ont été le théâtre de (re)créations et d’interprétations au travers desquelles les élèves ont renouvelé leurs rapports aussi bien envers leur propre texte qu’envers le poème de Ponge et le poétique.



BIBLIOGRAPHIE

Hougue, C. (2006), Cut-up et déconstruction : éléments d’introduction à une étude comparée.  Labyrinthe 25, [En ligne], URL : https://journals.openedition.org/labyrinthe/1422

Ponge, F. (1999), Œuvres complètes, La Pléiade, vol.1, Gallimard.

Ponge, F. (2002), Œuvre complètes, La Pléiade, vol.2, Gallimard.



[1] HOUGUE, Clémentine, « Cut-up et déconstruction : éléments d’introduction à une étude comparée » in Labyrinthe, [En ligne], n°25, 2006, mis en ligne le 28 mars 2010, consulté le 05 décembre 2023, URL : https://journals.openedition.org/labyrinthe/1422

[2] PONGE, Francis, « Baudelaire » in Pratiques de l’écriture ou l’Inachèvement perpétuel, dans Œuvre complètes, vol.2, p. 1042.

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