Finalités de l’enseignement de la poésie et propositions didactiques

|par Judith Emery-Bruneau|

Ceci est un extrait de l’article de Judith Emery-Bruneau, intitulé « Finalités de l’enseignement de la poésie au secondaire québécois », paru dans la revue Pratiques en mars 2019.

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Le discours des passeurs de poésie

Nous présentons les pratiques déclarées d’enseignement de la poésie en nous attardant aux savoirs et tâches présentés aux élèves, aux finalités visées, aux limites que les enseignants disent rencontrer et à quelques pratiques d’enseignement alternatives qui ouvrent de nouveaux horizons pour la poésie à l’école.

Savoirs et tâches privilégiées dans les enseignements

Du côté des savoirs enseignés, comme dans les manuels, trois notions reviennent systématiquement, peu importe le degré et la manière de les présenter : les types de rime, les règles de versification et les figures de style. En revanche, les enseignants du 1er cycle insistent davantage sur le travail lexical, les élèves étant encore à parfaire leurs habiletés en lecture, alors qu’au 2e cycle, une place plus importante est accordée aux savoirs historiques ainsi qu’aux notions de thèse et de point de vue, caractéristiques spécifiques de la poésie engagée.

Quant aux tâches, les enseignants du 1er cycle privilégient surtout des dispositifs canoniques : écriture à la manière de, lecture expliquée de poèmes, questions visant à y repérer des figures de style puis à les relier à leur définition, scander, etc. Au 2e cycle, la poésie permettrait d’aiguiser les compétences analytiques, réflexives et critiques : l’écriture d’imitation et les examens de connaissances y sont également présents, mais les analyses littéraires et appréciations critiques s’ajoutent. La principale distinction entre les cycles concerne l’oral : au 1er cycle, les enseignants restreignent les élèves à une posture d’écoute de poèmes ou chansons alors qu’au 2e cycle, ils leur demandent d’écouter des chansons et slams, mais aussi d’en écrire, voire parfois de performer leur slam, et ce, même si ce n’est pas prescrit par les programmes, et sans forcément enseigner les caractéristiques vocales ou corporelles de la performance (Émery-Bruneau & Brunel, 2016). Or, il s’agit là d’une pratique plutôt récente étant donné que les joutes de slam n’existent au Québec que depuis 2006 (Émery-Bruneau & Yobé, 2015).

Ruptures, continuités et freins dans les pratiques des passeurs de poésie

La poésie en tant qu’objet renvoie, pour les enseignants, à des savoirs historiques, stylistiques et formels, à quelques genres (haïku, sonnet, poèmes engagés, chanson et slam), à une pratique scripturale d’imitation et à une pratique lectorale distanciée, analytique et complexe (explication de texte, analyse littéraire, interprétation). Dans tous les cas, nous observons une faible présence accordée à l’émotion poétique ou au poème du lecteur (Favriaud, 2011). Pour les enseignants, la poésie permet d’inculquer des notions évaluables ou de développer des compétences surtout scripturales. Leur vision de la poésie croise les finalités qu’ils poursuivent, car lorsque nous les avons interrogés sur la pertinence d’enseigner la poésie, deux finalités ressortent : 1) la poésie permet de développer la culture, car les élèves n’ont pas ou peu de pratiques poétiques en dehors de l’école, selon eux, hormis l’écoute de chansons – du reste, rarement francophones ; 2) la poésie permet de développer les compétences langagières des élèves, dont l’écriture d’imitation et la lecture expliquée.

Or, s’ils n’accordent pas un véritable espace au poème du lecteur comme l’encouragent les didacticiens, c’est peut-être aussi parce qu’ils déclarent se sentir eux-mêmes peu outillés et même freinés pour enseigner la poésie. En les interrogeant, nous avons été en mesure d’identifier au moins cinq explications à ces limites. 1- Seules deux des 20 enseignants disent avoir des pratiques poétiques personnelles régulières, lesquelles nourrissent leurs réflexions sur les différentes manières de l’enseigner ; les autres se sentent peu enclins à expérimenter la poésie autrement que de la manière dont ils l’ont eux-mêmes étudiée dans leur parcours scolaire, comme l’une d’entre eux le confie : « j’avoue qu’il y a peut-être ma confortabilité […] Je ne suis pas une grande consommatrice de [poésie] alors c’est difficile de transmettre ça après ». 2- Les limites matérielles entrainent aussi un important écart vis-à-vis des pratiques sociales poétiques : des enseignants dénoncent qu’il n’y a pas de recueils de poésie à leur disposition (la loi sur l’instruction publique ne permet pas d’en faire acheter par les parents) contrairement aux séries de romans, alors ils travaillent avec les manuels ou photocopient quelques poèmes à lire en fonction des tâches à réaliser. 3- Tous les enseignants s’imposent de terminer leur séquence sur la poésie par une ou même deux évaluations (production écrite à la manière de…, examen de connaissances), ce qui nous rappelle la critique de G. Fourez (2003) qui dénonce que les systèmes scolaires sont de plus en plus conditionnés par l’évaluation, reléguant au second rang les conditions d’apprentissage, le développement du plein potentiel des élèves et la formation des enseignants. Alors comment pourrait-on mesurer les émotions poétiques ou évaluer un poème du lecteur ? Les pratiques traditionnelles comme le repérage des figures de style et l’écriture d’imitation ou à contrainte servent l’évaluation, car elles offrent des critères objectifs et infaillibles pour juger les capacités des élèves (ex. : Voit-on les mêmes caractéristiques de la fable J. de la Fontaine dans la production de l’élève ? Retrouve-t-on dans le texte de l’élève les trois figures de style exigées, un champ lexical sur le thème choisi, la forme du sonnet, les alexandrins et les rimes croisées ?). Or, ces pièges de l’évaluation conduisent à se demander si ce qui est évalué par les enseignants est davantage tourné vers les capacités des élèves à imiter, reproduire ou repérer plutôt que celles d’interpréter, de créer ou de performer poétiquement… L’un des enseignants est très réaliste à cet effet : « La formule qu’on enseigne [et] qu’on évalue […] est “je te montre une façon d’écrire” […] c’est de la logique [mais] en même temps il n’y a pas de place à la créativité là-dedans pis on ne la permettra pas tant que ça ni au cégep ni à l’université cette créativité, on veut un rapport [formel]. Alors, je pense que des fois [l’évaluation] peut être un frein ». 4- La formation initiale insuffisante a aussi été dénoncée par quelques enseignants : « Je ne me souviens pas avoir fait une formation précise sur l’enseignement de la poésie », ce qui va dans le même sens que ce que nous avons décrit dans un autre article (Émery-Bruneau & Leclerc, 2018). 5- Le manque de formation continue souligné entre autres par une enseignante qui affirme voir très peu d’ateliers sur la poésie dans les congrès professionnels : « On va parler de grammaire, grammaire, grammaire. Beaucoup de grammaire. Mais poésie, très peu. » Pourtant cette enseignante de 1re secondaire a soulevé ce paradoxe : « Quand on voit que c’est un des quatre genres qu’on doit enseigner… C’est le quart ! Est-ce qu’en toute logique, il faudrait passer le quart de notre temps [à enseigner la poésie] ? »

Pratiques alternatives et nouveaux horizons pour enseigner la poésie

Malgré ces limites que rencontrent les enseignants, et bien que de nombreuses pratiques semblent cristallisées dans des tâches traditionnelles, quelques-uns choisissent de travailler la poésie autrement. Rappelons que les deux genres privilégiés sont actuels : la chanson contemporaine et le slam. Le slam est d’ailleurs un genre qui a participé à une révolution tranquille de la poésie (Émery-Bruneau & Yobé, 2015) : six des 20 enseignants de notre étude ont mentionné avoir déjà assisté à une joute de slam et tous les enseignants de 4e secondaire interrogés présentent le slam en classe, bien que dans tous les autres degrés, des enseignants disent aussi l’intégrer à leur planification (Émery-Bruneau, 2018). Aussi, tous les enseignants du 2e cycle travaillent des chansons en classe, genre plus près de la culture des élèves selon eux. La prise en compte d’une poésie contemporaine, oralisée et performée, présente manifestement depuis une décennie une innovation dans l’enseignement de la poésie au secondaire québécois.

Il en est de même de la lecture subjective, plus encouragée par les enseignants qui invitent leurs élèves à découvrir différents poèmes ou à cheminer dans leurs appréciations, comme celle-ci : « Moi, c’est vraiment ça : tu découvres ! Sans jugement. Ouverture d’esprit. T’aimes ça, t’aimes pas ça : ce n’est pas grave. Au moins ça te fait ça de plus dans ton bagage. » Même si la lecture expliquée et le repérage demeurent des pratiques répandues, et même si l’admiration des canons est encore très présente, le sujet lecteur semble de plus en plus autorisé à exprimer ses émotions poétiques.

Finalités de l’enseignement de la poésie et propositions didactiques

Alors comment transformerait-on l’enseignement traditionnel de la poésie de façon à se rapprocher à la fois des pratiques d’enseignement alternatives et des pratiques sociales de référence pour permettre aux élèves de vivre des expériences poétiques variées et subjectives, puis de les inviter à partager ces évènements intimes et à en être ultimement transformés comme sujets, élèves et citoyens ? Nous proposons cinq pistes didactiques pour y arriver, lesquelles sont complémentaires et organisées selon une progression spiralaire pour bonifier les expériences poétiques vécues par les élèves. Cela dit, aucune ne doit être exclue ou exclusive, car l’ordre dans lesquelles les utiliser variera selon le contexte d’enseignement, le moment de l’année scolaire, les textes choisis, les intentions didactiques de l’enseignant, les capacités des élèves, etc.

1° Habiter le poème – par la lecture subjective, la réécriture ou la performance – pour en faire son poème de lecteur.

Il s’agit d’inscrire les élèves dans une posture de lecture créative afin de les amener à s’investir subjectivement. Habiter le poème signifie leur demander de s’interroger sur leur façon de dialoguer avec le texte afin de comprendre ce qu’ils en aiment, ce qui les rebute, ce qu’ils trouvent confortable, intéressant, agréable dans le poème, ce qu’ils ne comprennent pas, ce qu’ils en retiennent après coup, etc., puis d’exprimer leurs réactions. Les dispositifs didactiques pour y arriver sont nombreux, dont les groupes de discussion ou les cercles de lecture pour partager les réceptions singulières ; le recueil à quatre mains (Brillant-Rannou, 2016) pour annoter le texte de ses réactions ou interprétations ; les performances poétiques pour inscrire leur voix et leur corps dans le poème (Émery-Bruneau & Brunel, 2016) ; ou la réécriture d’un poème en répondant à une consigne du type « Réécrivez ce poème en le transformant suffisamment pour exprimer à votre manière ce que vous auriez voulu lire. Faites de ce poème le vôtre » (Émery-Bruneau & Leclerc, 2018) pour les amener à créer leur poème de lecteur.

2° Cheminer à travers les expériences poétiques pour progresser en tant que sujet lecteur/scripteur/performeur.

Il s’agit d’inscrire les élèves dans une posture réflexive pour les amener à prendre conscience de leurs émotions poétiques, de leur façon de (re)vivre des expériences poétiques, de comparer ces expériences et de les commenter pour se constituer comme sujet, conscient de sa progression en regard de ce qu’il comprend, interprète, crée, écrit ou de la manière dont il incarne une performance poétique d’une fois à l’autre. Afin de les amener à comparer ce qu’ils vivent d’une expérience poétique à l’autre, à exprimer ce qu’ils observent, apprennent, interprètent, ressentent différemment, les dispositifs didactiques suivants offrent un réel potentiel : de courts débats interprétatifs pour affiner leurs interprétations, leurs expériences et leurs réflexions ; la formulation de commentaires écrits – dans des carnets de lecture par exemple – ou oraux – dans des groupes de réflexion – sur différents poèmes lus ou performances poétiques écoutées ou visionnées ; la création d’une partition pour réfléchir à leur expérience d’écoute analytique ou de performance poétique à incarner par un travail conscient de la voix et du corps (Émery-Bruneau & Brunel, 2016) ; la production d’écrits intermédiaires (Bucheton & Chabanne, 2002) lors d’exercices d’écriture créative ou d’oraux intermédiaires préparant à la performance, par exemple, lors d’ateliers d’écriture ou de cercles de performances (sous-groupe) dans lesquels les élèves font différents exercices de style ou s’exercent à performer et donnent de la rétroaction à leurs pairs afin qu’ils bonifient leur production.

3° S’approprier des savoirs sociaux, historiques et langagiers permettant de se situer et de s’orienter par rapport aux pratiques poétiques.

L’école est un cercle de culture seconde (Simard, 2005) permettant de faire des apprentissages conscients à l’aide de savoirs sélectionnés en fonction des disciplines, lesquels facilitent notre compréhension du monde, de soi et des autres. Il nous apparait par conséquent important de rappeler les trois types de savoirs proposés par K. Canvat et G. Legros (1997), tout en les actualisant, puis en les articulant à nos quatre autres propositions.

Afin de permettre aux élèves d’avoir des référents culturels et épistémiques pour se situer par rapport aux genres poétiques, poètes, pratiques poétiques, etc. auxquels ils sont exposés, trois types de savoirs sont à enseigner. D’une part, les savoirs sociaux, soit ceux qui concernent le champ littéraire (les maisons d’édition de recueils de poésie, les festivals de poésie, les poètes canonisés et ceux de la relève, les préfaces/postfaces de recueils, etc.), l’image des poètes en fonction de leurs contextes de production (processus de création, intention de l’auteur, discours méta sur la poésie, etc.), les pratiques sociales de référence (soirée de poésie, joutes de slam, performances poétiques, attentat poétique, etc.), les modes et opérations de lecture (participation, distanciation, interprétation, appréciation…), etc. D’autre part, les savoirs historiques, qui permettent de mieux comprendre les contextes de production des poèmes, les contextes de création ou de performance des poètes, soit les courants littéraires, l’histoire d’un mouvement artistique, l’histoire d’une communauté de poètes, etc. Enfin, les savoirs langagiers et méta-langagiers, car la poésie est aussi un langage enseigné dans une classe de français : il s’agit donc des savoirs syntaxiques, sémantiques, métriques, génériques, rhétoriques, typographiques, etc.

4° Apprécier différentes manifestations culturelles (ce qui inclut les perspectives sociales et historiques de la poésie).

Il s’agit aussi d’amener les élèves à poser un jugement ou à évaluer une performance poétique vue ou entendue, un recueil de poèmes lu, un exercice d’écriture créative vécu, etc., pour qu’ils passent du jugement de gout au jugement esthétique. Pour ce faire, ils peuvent apprendre à convoquer quatre dimensions axiologiques fondamentales (Brunel et al., 2018, p. 281) pour exprimer leur jugement sur un texte, une performance ou une expérience poétique : la cognition, à savoir leurs normes de lisibilité pour poser leur jugement ; l’éthique, soit leurs normes morales ou idéologiques pour défendre leur critique ; les références socioculturelles, soit les repères qui leur servent de guide pour apprécier le poème lu ou entendu ; et l’esthétique, soit les normes stylistiques pour poser un jugement réfléchi sur la poésie. Outre les traditionnelles activités d’écriture de type analyse littéraire ou compte rendu critique, d’autres dispositifs didactiques permettraient d’atteindre ces objectifs, par exemple la production vidéo d’une bande-annonce pour promouvoir une soirée de poésie ou une joute de slam ; la diffusion d’un message publicitaire (audio ou vidéo) d’un recueil de poésie pour inciter les gens à le lire ; l’animation d’une table ronde sur des poètes contemporains de la relève, etc.

5° Prendre conscience des transformations de son rapport aux savoirs, à la langue, à l’expérience poétique…

Nous l’avons vu, avec la poésie, la progression est moins du côté de l’objet et davantage du côté des compétences langagières et culturelles à (faire) développer, ainsi que des expériences poétiques à (faire) vivre comme sujets lecteurs, scripteurs ou performeurs. Par conséquent, il s’agit d’amener les élèves à objectiver les transformations de leur rapport à la poésie, par exemple, en expliquant leur démarche de création ou en justifiant ce qu’ils visent à créer comme effet dans leur performance poétique ou dans un exercice d’écriture créative ; en commentant l’annotation qu’ils font sur des poèmes auxquels ils réagissent ou qu’ils interprètent ; en faisant un exposé oral pour présenter une création qu’ils ont faite ou pour décrire les effets d’expériences poétiques sur leur façon de comprendre un poète, un thème, un rythme, etc.

Conclusion

Il nous semble essentiel de transformer les pratiques traditionnelles d’enseignement de la poésie, cristallisées depuis des décennies dans l’admiration, l’imitation et la reproduction, et de réfléchir avec les enseignants, futurs enseignants et formateurs d’enseignants à leur rapport à la poésie, afin de créer un pont entre les pratiques ordinaires, les pratiques alternatives et les ingénieries des didacticiens de la littérature. En plus des propositions pour la formation initiale et continue des enseignants que nous avions émises ailleurs (Émery-Bruneau & Leclerc, 2018), l’ingénierie didactique collaborative pourrait ainsi être un type de recherche à retenir pour les prochains chantiers en didactique de la littérature qui participeront au renouvèlement de l’enseignement de la poésie, ainsi qu’à une profonde réflexion sur les finalités de son enseignement. Partant, reprendre nos cinq propositions didactiques et les expérimenter avec des enseignants des différents cycles/degrés nous apparait être un premier pas vers des finalités transformées de l’enseignement de la poésie et pensées en fonction de la progression, point nodal de la didactique.

Par Judith Emery-Bruneau, Professeure à l’Université du Québec en Outaouais

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