Enseigner la poésie dans une dimension plurilingue et interculturelle. Quelques pistes pour un dialogue entre poésie et traduction

|par Camille Schaer & Raphaël Pittier|

 

Livres, films, slogans publicitaires : de nombreux types de textes et de discours qui nous entourent passent par le prisme de la traduction, particulièrement dans un pays plurilingue comme la Suisse, où les énoncés en trois langues sont fréquents (des avis officiels au moindre produit alimentaire). Parce qu’il nous semble qu’une réflexion sur le traduire[1] avec les élèves peut être féconde et leur donner une perspective différente sur les mots qu’ils lisent au quotidien, nous avons décidé de proposer des pistes de réflexions pour aborder en classe la poésie en lien avec la traduction.

Des ponts entre sphères linguistiques, culturelles et disciplinaires

Tout comme l’étymologie du terme « traduction » nous invite à le faire (lat. traducere : tra = au-delà et ducere = conduire)[2], nous proposons, grâce à l’approche de la poésie sous l’angle de la traduction, de conduire les élèves au-delà de certaines frontières. D’une part les frontières susceptibles de séparer les différentes langues et cultures présentes au sein des classes, d’autre part celles qui cloisonnent les disciplines et, par extension, les branches scolaires. Il nous importe en effet de construire des ponts entre les différentes sphères linguistiques, culturelles et disciplinaires et de mobiliser le bagage culturel et linguistique de chaque élève dans le cadre de l’enseignement du français et des langues étrangères. Nous espérons que le croisement de nos différentes disciplines de recherche – la linguistique, le comparatisme littéraire, la didactique – puisse apporter des éclairages complémentaires, innovants et inspirants pour les pratiques d’enseignement de la poésie.

Dans un premier temps, nous expliciterons deux propositions à partir desquelles nous suggérons de bâtir des séquences d’enseignement. Elles s’appuient sur le comparatisme différentiel[3] tel que proposé par Ute Heidmann, qui se fonde sur l’analyse d’un texte et de sa traduction dans un rapport non hiérarchique et sur l’idée de l’impossible synonymie vue de manière positive. Nous appliquerons dans un deuxième temps ces présupposés à l’analyse comparative du poème de Baudelaire « L’HOMME ET LA MER » et de l’une de ses traductions en allemand. Finalement, nous proposerons quatre pistes pour des pratiques d’enseignement ayant pour objectif une « réflexion sur les relations entre les langues » ainsi qu’un encouragement à « l’ouverture des élèves envers l’altérité linguistique et culturelle »[4]. Il s’agira dans cette optique de favoriser une dimension plurilingue en lien avec les approches plurielles de la didactique intégrée[5].

La comparaison comme analyse non hiérarchique d’un texte et de sa traduction

Plutôt que de porter notre attention sur la perte (ou entropie[6]) qui découle de tout processus de traduction, nous avons fort à gagner de placer la traduction sur le même plan que le texte-source (« l’original ») et de considérer les nouveaux effets de sens créés par la traduction en relation avec ses nouveaux contextes de production et de réception. Comme l’écrit Ute Heidmann :

Dans la perspective de l’entre-deux [des langues et cultures], propre au comparatiste, il s’agit […] de « dégager un rapport d’égalité » entre les phénomènes comparés. Autrement dit, il convient de construire un axe de comparaison qui mette les textes et œuvres à comparer sur un même plan, c’est-à-dire dans un rapport non-hiérarchique.[7]

Dans un texte plus récent, la comparatiste de l’Université de Lausanne a précisé que plutôt que de « dégager » ce rapport d’égalité entre deux textes de langues et cultures distinctes (comme s’il préexistait), il s’agit d’« instaurer » ce rapport, qui n’est donc pas forcément inhérent aux termes de la comparaison, mais qui relève d’une initiative du chercheur[8].

Quels sont les plans de comparaison qui permettent de construire ce rapport non hiérarchique entre une œuvre et sa traduction ? Ute Heidmann en propose cinq qui lui semblent particulièrement efficaces d’un point de vue heuristique[9]. Selon la question de recherche et le corpus choisi, certains plans de comparaison s’avèrent plus féconds que d’autres et il reviendra à l’analyste de choisir le(s) plan(s) de comparaison le(s) plus pertinent(s) pour son analyse. Pour l’analyse du poème ci-dessous, nous nous sommes focalisés sur les plans de la mise en texte, de la mise en langue et de la mise en rimes.

L’« impossible synonymie » vue de manière positive

« La comparaison différentielle d’un texte avec ses traductions ne dissimule pas, mais met en évidence le fait qu’il n’existe pas de synonymie entre les langues »[10]. Deux attitudes opposées peuvent être adoptées face à l’impossibilité d’une traduction synonymique : la première, négative, visera à lister les pertes subies lors du processus de traduction et à montrer l’infériorité de la traduction par rapport à l’original ; la seconde, quant à elle, ne cherchera pas à juger, mais examinera ce que la traduction apporte de signifivativement différent lors de sa ré-énonciation pour une autre communauté discursive.

Nous préconisons la deuxième approche, qui nous semble particulièrement appropriée dans le cadre scolaire. En effet, elle permet l’ouverture à l’altérité mentionnée dans le PER et met en lumière le dialogue entre le texte-source et son contexte, de même qu’entre la traduction et ses nouveaux contextes de production et de réception. L’analyse comparative prend en compte la tradition littéraire et les textes phares de la culture-cible, le système de genres en vigueur dans la culture-cible au moment de la traduction, au sein duquel la traduction devra trouver sa place, sans oublier les attentes du public-cible qui peuvent infléchir le discours du traducteur.

Analyse comparative de « L’HOMME ET LA MER » et d’une de ses traductions allemandes [11]

Le poème de Baudelaire, en s’adressant à l’homme (ou l’Homme)[12], exprime une relation d’amour-haine entre ces deux entités. Amour, car l’homme et la mer se ressemblent au point d’être le reflet l’un de l’autre : tous deux possèdent des abîmes vertigineuses, remplies autant d’amertume que de richesses et de secrets. Haine, car l’homme et la mer sont ainsi représentés comme deux frères engagés dans une lutte éternelle.

En 1973 paraît une édition bilingue français-allemand des Fleurs du mal, traduite par l’Allemand Sigmar Löffler (également traducteur de Rimbaud et de Verlaine). Le poème « L’HOMME ET LA MER » est alors mis en regard du poème « DER MENSCH UND DAS MEER ».

Le titre

Le titre est sans doute l’élément le plus important du péritexte[13]. Il importe donc de bien l’examiner, car sa nature souvent résomptive ou annonciatrice peut indiquer les isotopies principales qui seront développées dans le poème. C’est le cas ici où les deux lexèmes du titre (« Homme » et « mer ») se retrouvent dans le premier vers et dans les vers centraux de la troisième strophe (où ils sont apostrophés et mis en évidence par leur place en début de vers et en début d’énoncé). Des champs lexicaux en lien avec ces deux isotopies qui s’entrecoupent et s’entrecroisent peuvent être dégagés.

Ce titre se prête à merveille pour illustrer « l’impossible synonymie » que nous évoquions plus haut. En effet, si l’on observe le premier lexème du titre, « homme », et sa traduction allemande, « Mensch », on constate que ces termes prennent leur sens en fonction du réseau d’opposition propre à chaque langue. En français, le substantif « homme » est polysémique puisqu’il peut signifier aussi bien l’hyperonyme « être humain » (sans distinction de sexe) que l’hyponyme « être humain de sexe masculin » (opposé à la femme). Dans le premier sens, « homme » s’écrit parfois avec une majuscule (cf. « les droits de l’Homme »), ce qui permet de le distinguer du second sens. Mais dans ce poème, cette distinction ne peut être faite, car les occurrences de ce lexème se trouvent soit dans le titre (et c’est un titre en lettres capitales), soit à l’initiale des vers (ils prennent alors automatiquement une majuscule en raison des règles de versification classique). L’allemand procède quant à lui à un autre découpage, rendant la polysémie du lexème « homme » par deux lexèmes distincts : « Mensch » (être humain) et « Mann » (être humain de sexe masculin). Le choix du premier par le traducteur Sigmar Löffler est donc le fruit d’un acte interprétatif. Il est aussi le prolongement d’une tradition traductoriale, c’est-à-dire la prise en compte des choix effectués dans les traductions précédentes. « Mensch » a une dimension généralisatrice que « Mann » ne possède pas ; il permet de joindre un destinataire féminin au destinataire masculin. Et c’est l’option choisie par la grande majorité des traducteurs pour ce poème. Cependant, on peut légitimement se demander si ce choix est judicieux, en raison notamment de la misogynie parfois attribuée à Baudelaire qui pourrait inciter à choisir « Mann » pour exclure les femmes de la position de destinataire. Ce choix participe peut-être d’une adaptation à un nouveau public-cible, dans le contexte post-soixante-huitard des revendications féministes.

Par ailleurs, en traduisant du français à l’allemand, on passe aussi d’un système à deux genres (masculin et féminin) à un système à trois genres (masculin, féminin et neutre), ce qui n’est pas sans conséquence. En effet, l’union au sein du titre du masculin « homme » et du féminin « mer », dont le lien est à certains égards comparé à un lien amoureux, comme l’indique le premier vers avec le verbe « chérir », est remplacé par celle d’un masculin (« Mensch »)[14] et d’un neutre (« Meer ») dans le titre allemand. On pourrait presque en déduire une exclusion volontaire de l’élément féminin, comme une stratégie compensatoire utilisée par le traducteur pour restaurer la part masculine qui a été partiellement évacuée par la traduction de « homme » par « Mensch ».

La métrique

Le décompte des syllabes révèle un phénomène intéressant : la traduction allemande se calque sur la métrique française, reproduisant minutieusement ces alexandrins qui représentent le vers français classique, encore à l’époque de Baudelaire qui l’utilise massivement dans ses poèmes. Cette attention à la forme, ce parti pris de transférer un schéma métrique (et les règles de versification qui le sous-tendent) d’une langue à l’autre ne va toutefois pas sans poser de questions. En effet, si la métrique des vers masculins peut se transférer sans trop de problème, il n’en va pas de même pour celle des vers féminins. En effet, si en français le « e » muet (et ses variantes « es » et « ent ») ne se compte pas en fin de vers, en allemand, le « e » final se prononce. Il faut donc, si l’on postule la régularité d’une métrique alexandrine, appliquer la règle de versification française au vers allemand et renoncer à compter la dernière syllabe des rimes féminines (« wieder / nieder », « Behagen / Klagen », « Grunde / Kunde » et « Zeiten / Ewigkeiten »). Remarquons que pour former une de ces rimes, la forme féminisée de « Grund » a été utilisée. Notons encore que, pour respecter la métrique, le traducteur utilise une synérèse au troisième vers, fusionnant les deuxième et troisième syllabes du mot « stillstehendem », et procède à une élision du « e » (« eignen » < « eigenen ») au septième vers. Mais l’alexandrin français se caractérise encore par une césure en son milieu qui sépare les deux hémistiches hexasyllabiques qui le composent. Cette contrainte est maintenue dans la traduction ; seul le quatrième vers, dont la césure intervient au sein du mot « Abgrund », est plus faible à ce niveau.

Les rimes

Sigmar Löffler présente un travail véritablement minutieux et créatif concernant la transposition des rimes du poème. Parvenant avec une grande rigueur à maintenir l’aspect formel de celles-ci, il reprend non seulement leur disposition, qu’on nommera « rimes embrassées » ou umschlungene Reime (ABBA CDDC EFFE GHHG), mais également l’alternance des rimes masculines et féminines (ou männliche et weibliche Reime). Toutefois, étant donné que le choix de « fidélité »[15] du traducteur se porte tout particulièrement sur l’aspect formel, la « correspondance » sémantique n’est pas complètement maintenue. Plus que comme une perte du sens par rapport au texte-source, nous invitons à considérer la traduction de Löffler comme une nouvelle proposition, ou création, impliquant d’autres effets esthétiques et sémantiques que ceux pensés initialement par Baudelaire. Prenons l’exemple du premier quatrain :

Homme libre, toujours tu chériras la mer !

La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame,

Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer.

Du freier Mensch, das Meer liebst du für alle Zeit !

Dein Spiegel ist das Meer: die Seele sieht sich wieder

In seiner Woge nie stillstehendem Auf und Nieder,

Der Geist, er ist ein Abgrund gleicher Bitterkeit.

Dans ces vers, la notion de reflet est centrale. L’auteur et le traducteur jouent chacun à leur manière avec la symétrie qu’implique tout reflet, en fonction des différentes ressources que permettent leurs langues. Le poème de Baudelaire crée plusieurs jeux de symétrie, notamment grâce aux quatre mots qui riment « mer/âme/lame/amer ». D’une part, le poète construit un tel effet au sein même des vers. Par exemple, le tout premier terme du poème (Homme) est le pendant du dernier terme à la rime du vers (mer). Au deuxième vers, le syntagme nominal « la mer » fait écho, en termes de sonorités, au terme « âme » qui conclut le vers. D’ailleurs, le point-virgule pourrait faire office de miroir, marquant clairement la césure de l’alexandrin en deux hémistiches isométriques. D’autre part, ces rimes, riches d’une recherche phonique, mais également de liens sémantiques, permettent d’observer toutes sortes de jeux de miroirs entre elles (le schéma des rimes embrassées en est un), aussi bien qu’au sein même des mots (âme + mer = amer).

Löffler joue lui aussi sur ce rapport entre forme et contenu. Néanmoins, ne pouvant rapprocher les termes Meer et Seele grâce à la rime, il choisit de placer en fin de vers les termes Zeit, wieder, Nieder et Bitterkeit. Ajoutons que la notion de temporalité est particulièrement mise en valeur par le traducteur, ce qui n’est pas le cas chez Baudelaire. Dans cette perspective, le premier quatrain du poème appelle le dernier, où Löffler associe par la rime les termes Zeiten et Ewigkeiten. Pour revenir au premier quatrain allemand, l’impression de reflet est particulièrement accentuée au deuxième vers, mais de façon différente que dans le poème français. Le premier hémistiche (Dein Spiegel ist das Meer) se trouve être, au niveau syntaxique, un miroir parfait ; en effet, la langue allemande ne permet pas, dans une telle phrase, de définir univoquement quel est le sujet et quel est l’objet. Dès lors, on pourrait se demander pourquoi le traducteur adopte cet ordre syntaxique, partant de la phase de Baudelaire « La mer est ton miroir ». Ce choix (qu’on pourrait retraduire « Ton miroir c’est la mer ») détache le terme « miroir » de la position finale pour le placer à la tête syntaxique. Il s’agit d’une construction de nouveaux effets esthétiques et sémantiques : cette alternative permet non seulement la rime interne – un parallélisme très fort – avec le vers qui précède (das Meer), de même que l’anaphore associative tissant un lien entre le premier terme du poème, Du, et le premier terme du second vers, Dein, mais elle permet également de placer de part et d’autre des deux points qui font la césure les deux objets qui se reflètent : das Meer et die Seele.

 

Trois pistes pour des pratiques d’enseignement

1. Les œuvres de Baudelaire et Löffler étudiées en classe

Dans la visée d’une didactique intégrée de la poésie, nous pensons qu’un poème comme « L’HOMME ET LA MER » et sa traduction en allemand peuvent autant être mobilisés dans un cours de français, où serait introduite une dimension plurilingue, qu’en cours d’allemand, où le texte-source ferait office de « pont » pour accéder à un texte littéraire complexe dans une langue étrangère. Dans ces deux optiques, le recours à la traduction fait partie intégrante du processus de didactisation. Nous faisons le pari que, grâce à des questions guidées et en recourant à la comparaison, les élèves pourront dégager des différences lexicales, syntaxiques, métriques, etc. entre les deux poèmes, leur permettant d’élaborer une réflexion sur les relations et les différences entre le français et l’allemand. Nous avons choisi ces deux langues car elles sont enseignées à tous les élèves romands durant les cycles 2 et 3. A notre sens, leur mise en relation constitue un véritable potentiel pour une approche interlinguistique et interlittéraire.

2. Présenter sa langue aux autres élèves

Suite à une première activité d’analyse comme celle évoquée, nous en proposons une autre, à nouveau inspirée par une approche plurielle de la didactique intégrée. Celle-ci, dont le résultat final consiste en une production orale, mène les élèves vers une plus grande autonomie, tout en prenant en compte leurs langues d’origine. Tout d’abord, les élèves choisissent[16] un court poème dans leur langue et cherchent une traduction de celui-ci en français, allemand ou anglais (une langue dans laquelle toute la classe a des notions de base). Suite à une analyse et comparaison des deux textes et grâce à un exposé oral (devant la classe ou dans un groupe d’élèves), chacun présente différents aspects[17] de sa langue, qui se différencient de ceux qu’on peut observer dans la traduction (par exemple la prononciation, le lexique, la syntaxe, la métrique, les références culturelles). Certes, ce travail est a priori d’une grande complexité. Pourtant, c’est la mise en comparaison du poème et de sa traduction, par effet de contraste, qui permet de révéler les particularités de chaque langue, peut-être leurs limites, en tout cas leur potentiel créatif.

Dans ce cadre, le guidage de l’enseignant·e a pour but notamment d’accorder une attention égale aux deux langues et aux cultures qui les sous-tendent, ce qui peut nécessiter de se défaire de certaines idées préconstruites. Ute Heidmann souligne :

Nous gagnons à abandonner et à déconstruire certaines hiérarchies qui se sont établies dans les études littéraires et culturelles comme allant de soi. Par exemple les hiérarchies imposées par les langues les plus parlées ou les plus imposantes politiquement ou les hiérarchies couramment établies entre œuvres, genres ou écrivains classés comme « majeurs » ou « mineurs » par le biais de préjugés et de dogmes établis.[18]

Afin de mettre en pratique une telle considération non hiérarchisante entre les langues, il pourrait être utile de donner une consigne selon laquelle les élèves se focalisent de manière égale sur les deux langues. En développant une réflexion autour de leur propre langue, ils travaillent également sur le français, l’anglais ou l’allemand. Ainsi, chaque langue, avec son contexte culturel et linguistique propre, nous permet de mieux comprendre le fonctionnement de l’autre. Pour reprendre les termes de Barbara Cassin, « chaque langue a son lot de confusions, mais ces confusions se repèrent à partir d’une autre langue, et même elles n’existent qu’en fonction de cet autre point de vue. C’est toujours de l’extérieur qu’on voit comment ça fonctionne chez soi »[19].

3. L’élève traducteur

Une fois que les élèves auront réalisé plusieurs activités mettant en dialogue les langues, d’autres objectifs seront atteints grâce à la rédaction d’un texte qui joue avec la langue tout en mobilisant la pensée créatrice[20]. Les élèves choisissent un poème dans une langue autre que le français et élaborent une proposition de traduction en français[21]. En se mettant dans la peau du traducteur[22], ils prennent conscience de la difficulté de traduire un poème et se confrontent à des choix : comment traduire tel mot ou telle expression intraduisible ? Vais-je m’efforcer de rendre plutôt le sens ? La métrique ? Les rimes ? Le rythme ? Selon nos présupposés, il est fondamental de considérer le travail de l’élève traducteur comme une création nouvelle, qui répond au texte-source en proposant potentiellement d’autres effets esthétiques ou sémantiques. Plutôt que de mettre l’accent sur ce que l’élève n’a pas réussi à faire ou de considérer son travail comme une perte de sens, de rimes ou autres, par rapport au texte original, on pourra valoriser le processus de différenciation qui l’aura nécessairement amené à écrire un poème nouveau. Dans ce cadre-là, chacun peut, comme le comparatiste, « considérer l’impossible synonymie comme positive, parce qu’elle rend le dialogue entre les langues, littératures et cultures […] nécessaire et visible »[23]. La tâche peut également se diversifier, avec plusieurs traductions-réécritures du poème par les élèves : un travail de traduction tente de garder les rimes, un autre le nombre de pieds, un troisième le sens du poème, etc. Avec ces différentes contraintes, l’élève traducteur se doit d’être créatif et de renoncer à certains effets pour en créer d’autres.

Dans un deuxième temps, les élèves comparent dans la mesure du possible leur traduction avec une traduction existante du poème en français ou alors, si plusieurs élèves ont opté pour le même poème, avec les autres propositions des élèves (cela réunirait les élèves par groupes linguistiques). Il importe de considérer le texte-source et le texte traduit comme des créations, qui entrent en dialogue l’une avec l’autre. A nouveau, nous préconisons d’insister sur une prise en considération, de la part des élèves et de l’enseignant·e, non hiérarchique et non hiérarchisante des différentes propositions des élèves ou des traducteurs. Grâce à ce travail, chacun peut observer la diversité des façons de traduire, et donc de créer, c’est-à-dire prendre conscience qu’il n’existe pas une manière de traduire et de produire des effets de sens mais bien plusieurs. Cette prise de conscience est importante pour favoriser « une approche plurilingue des langues et une attention accrue portée à leurs dimensions culturelles »[24].

4. Que se passe-t-il quand on passe d’une langue à l’autre ?

Nous suggérons de terminer cette séquence avec une réflexion générale sur les relations entre les langues, requérant un raisonnement davantage inductif de la part des élèves. Puisque ces derniers ont mobilisé des connaissances linguistiques et interlinguistiques plurielles durant les activités précédentes et que chacun a pu, à un moment donné, intervenir en tant que « spécialiste »[25] de sa langue, il nous semble judicieux de se pencher avec eux sur la notion de traduction, ou plutôt sur l’action du traduire. Bien qu’il soit possible que les élèves ayant grandi dans un milieu plurilingue interviennent avec plus d’aisance, nous estimons qu’il est important d’encourager ceux qui sont en phase d’acquisition d’une langue étrangère à faire part de leurs observations. Grâce à différents exemples tirés des tâches réalisées, la question de l’(in)traduisibilité mérite d’être abordée. Par exemple, l’enseignant.e pourrait partir de l’idée reçue (et bien souvent répandue) selon laquelle la traduction de mots est ou doit être synonymique, et, en élargissant la question à la dimension textuelle, selon laquelle le texte « premier » veut dire la même chose ou produit les mêmes effets de sens que le texte traduit. En revenant sur le rapport entre le poème-source et sa traduction, les élèves se rendront compte qu’une synonymie parfaite n’existe pas. L’enseignant·e pourra demander aux élèves : « Y a-t-il dans les langues que vous connaissez des mots ou expressions intraduisibles ? Des langues plus proches les unes des autres ? » Prenant en considération le répertoire langagier pluriel des élèves, ce type de questions supposera le développement de réflexions métalinguistiques, les guidant vers une plus grande compréhension du fonctionnement des langues.

Conclusion

Une langue, qu’elle soit celle de scolarisation ou qu’elle soit apprise en tant que langue étrangère, ne sert pas uniquement à communiquer aisément. « Evidemment, elle permet de communiquer, mais c’est aussi autre chose, ce sont des auteurs, des œuvres, des inventions, des découpages du monde »[26]. A partir de là, il est important de proposer en classe une réflexion sur les langues et leurs rapports entre elles. La valorisation de toutes les langues et cultures permet d’expérimenter la différence et l’altérité de manière positive. Dans le cadre de nos propositions didactiques, il serait naturellement courageux d’accompagner cette ouverture aux langues par un décloisonnement des branches scolaires (des enseignant·e·s issus de différentes disciplines pourraient mettre en place ensemble une séquence sur la traduction).

C’est parce qu’elle permet de créer le dialogue entre langues, cultures et disciplines et de nous conduire au-delà que la comparaison de textes et de leurs traductions nous passionne. Avec Barbara Cassin, nous croyons qu’il est indispensable de réfléchir à « ce qu’on appelle la traduction »[27]. Et réfléchir, pour les comparatistes que nous sommes, signifie comparer, en prenant en compte, dans le cas présent, les deux propositions dont nous avons parlé plus haut : la mise en place d’un rapport non hiérarchique et l’impossible synonymie vue de manière positive. Il s’agirait de faire de la comparaison d’une part « un outil heuristique permettant l’examen des différences, c’est-à-dire de l’altérité »[28], et de l’autre un outil pédagogique et didactique.

La poésie est un terreau propice pour de telles expérimentations linguistiques et culturelles en milieu scolaire. En effet, répondant à diverses contraintes, elle favorise généralement une dimension créatrice particulière, pour l’auteur, le traducteur ou les élèves. Observer et comparer différents types de créativité, en lien avec les spécificités de chaque langue, expérimenter la créativité en jouant avec les mots : de telles activités inviteront les élèves à entamer avec leur enseignant·e un cheminement passionnant vers la compréhension et la valorisation de la richesse de langues et cultures différentes.

 

 

Camille Schaer, Assistante-doctorante en Littératures comparées-CLE, UNIL, camille.schaer@unil.ch

Raphaël Pittier, Doctorant en Littératures comparées-CLE, UNIL, raphael.pittier@unil.ch

Annexe 1 / Annexe 2

 

 

[1] Nous utilisons ici le verbe substantivisé « le traduire » plutôt que le substantif « la traduction » car, pour le dire avec les mots d’Ute Heidmann, il « encourage une […] dynamisation [du] concept » (Heidmann, « Que veut et que fait une comparaison différentielle ? », p. 159).

[2] Cassin, Vocabulaire européen des Philosophies, p. 1305.

[3] Heidmann, « Pour un comparatisme différentiel », in Le Comparatisme comme approche critique.

[4] Merkelbach (dir.), PER, Cycle 2. Langues, p. 6 et 19. Pour des renvois aux PER Cycle 1 et Cycle 3, voir l’exemplier de l’atelier qui a été donné le 22.03.2017, en annexe.

[5] Voir Candelier, « Approches plurielles, didactiques du plurilinguisme : le même et l’autre », in Les Cahiers de l’Acedle.

[6] Ce terme est utilisé par Silvana Borutti et Ute Heidmann dans La Babele in cui viviamo pour désigner l’impossibilité de traduire complètement le sens d’un énoncé dans une autre langue.

[7] Heidmann, « « C’est par la différence que fonctionne la relation avec un grand R » », in The Frontiers of the Other, p. 64.

[8] Heidmann, « Pour un comparatisme différentiel », in Le Comparatisme comme approche critique, p.37.

[9] Ces plans de comparaison sont les suivants : « [a] les modalités de l’énonciation ; [b] les modalités de l’inscription générique ; [c] les modalités du dialogisme intertextuel et interdiscursif ; [d] les modalités de la mise en texte(s), en livre et [e] les modalités de la mise en (inter)langue(s) (Heidmann, « Que veut et que fait une comparaison différentielle ? », in Interférences littéraires, p. 164-169).

[10] Heidmann, « Que veut et que fait une comparaison différentielle ? », in Interférences littéraires, p. 156.

[11] Les deux poèmes se trouvent en annexe.

[12] Cette ambiguïté concernant la majuscule sera discutée dans notre analyse.

[13] Ce terme désigne tout ce qui entoure le texte à proprement dit : nom de l’auteur, du traducteur, titre, maison d’édition, nom de la collection, date de parution, iconicité, etc.

[14] Il s’agit d’un masculin grammatical, mais nous avons vu que ce lexème peut désigner sémantiquement aussi bien l’homme que la femme.

[15] Nous utilisons les guillemets car, partant du postulat de l’impossible synonymie, une fidélité ou correspondance parfaite ne peuvent être rendues par le traducteur. De plus, ces deux termes impliquent une hiérarchie entre le texte à traduire et le texte traduit dont nous souhaitons nous écarter. Notre positionnement permet de considérer les deux textes comme deux créations différentes.

[16] Les modalités de ce choix seront à définir par l’enseignant·e en fonction des objectifs d’apprentissage. Cette recherche peut être l’occasion de la visite d’une bibliothèque plurilingue ou encore l’intégration des MITIC. Il existe des sites internet qui proposent des traductions de poèmes dans de nombreuses langues. Pour le cycle 1, il sera préférable de faire appel à de cours poèmes ou à des comptines.

[17] Pour l’enseignant·e, l’accentuation de certains aspects par rapport à d’autres sera un moyen de différencier l’enseignement, de s’adapter au degré scolaire ainsi qu’au degré de maîtrise des langues par les élèves.

[18] Heidmann, « Pour un comparatisme différentiel », in Le Comparatisme comme approche critique, p. 37.

[19] Cassin, Plus d’une langue, p. 27-28.

[20] Merkelbach (dir.), PER, Cycle 2. Langues, p. 40.

[21] Une activité comme celle-ci trouvera bien entendu davantage sa place dans un cours de français, contrairement à d’autres activités proposées qui peuvent être mises sur pied dans un cours de langue étrangère.

[22] L’auteur et traducteur Umberto Eco souligne dans son livre Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione (p. 13) l’enrichissement qu’apporte le fait d’expérimenter soi-même la traduction pour qui s’intéresse à ce phénomène.

[23] Heidmann, « Pour un comparatisme différentiel », in Le Comparatisme comme approche critique, p. 41.

[24] Merkelbach (dir.), PER, Cycle 2. Langues, p. 6.

[25] Bien entendu, en fonction des langues présentes dans la classe, les élèves peuvent devenir davantage spécialistes que l’enseignant·e dans certaines langues. Dans un climat favorable à l’échange, nous voyons une telle situation plutôt comme un levier d’apprentissage et de motivation que comme une situation problématique.

[26] Cassin, Plus d’une langue, p. 9.

[27] Cassin, Plus d’une langue, p. 9. Ce livre est un bref entretien de B. Cassin, publié dans la collection spécialement adressée à des enfants (à partir de 10 ans) « Les petites conférences » (Bayard). La philosophe aborde les langues et leurs relations complexes de façon particulièrement limpide et accessible à un jeune lectorat. Un travail en classe sur ce petit livre de moins de 70 pages est parfaitement envisageable à notre avis.

[28] Heidmann, « « C’est par la différence que fonctionne la relation avec un grand R » », in The Frontiers of the Other, p. 63.

 

Bibliographie

Corpus

BAUDELAIRE, Charles et LÖFFLER, Sigmar (traduction) : « L’HOMME ET LA MER » et « DER MENSCH UND DAS MEER », in Die Blumen des Bösen. Der Spleen von Paris. Französisch und Deutsch, édition bilingue, Leipzig, Insel-Verlag, 1990 (première édition 1973), p. 32-35.

Études

BORUTTI, Silvana et HEIDMANN, Ute (2012): La Babele in cui viviamo. Traduzioni, riscritture, culture, Turin, Bollati Boringhieri.

CANDELIER, Michel (2008) : « Approches plurielles, didactiques du plurilinguisme : le même et l’autre », in Les Cahiers de l’Acedle, vol. 5, n° 1, p. 65-90.

CASSIN, Barbara (2012) : Plus d’une langue, Montrouge, Bayard, coll. « Les petites conférences » dirigée par G. Tsaï, 68 p.

CASSIN, Barbara (dir.) (2004) : Vocabulaire européen des Philosophies, Paris, Editions du Seuil/Dictionnaires Le Robert.

ECO, Umberto (2003) : Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milan, Bompiani.

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