|par Vanessa Depallens|
La lecture expérientielle comme moyen de s’approprier un poème
Comment aborder la poésie en classe en donnant l’occasion aux élèves de s’approprier les textes, mais également d’acquérir de nouveaux savoirs ?
En se centrant sur l’expérience de lecture conçue comme un processus et non seulement un résultat, en permettant aux élèves de rendre compte de cette lecture expérientielle qui s’est construite progressivement, bref en leur offrant la possibilité d’exprimer leur « trajet de lecture » [1]. Ce n’est plus le texte matériel qui est placé au centre de l’apprentissage, mais le rapport singulier d’un lecteur à un texte donné [2]. Il s’agit alors de repenser la réception spécifique qu’implique un poème sans la confondre avec les manières de faire utilisées pour comprendre un récit (résumer ou paraphraser un poème de sert pas à grand-chose) ou pour analyser un poème de manière strictement technique (appliquer mécaniquement des outils d’analyse, pensons à l’identification de figures de style, conduit rarement à l’appropriation d’un poème ou à son interprétation). La subjectivité du lecteur est alors essentielle puisqu’elle est fonde la possibilité d’une rencontre poème-lecteur tout en en justifiant sa singularité. C’est à l’aide de sa mémoire intertextuelle, de ses références culturelles, de son histoire propre, de son expérience du monde, de ses désirs et fantasmes [3] que le lecteur, en tant que sujet, va s’approprier un poème. Pour être apprivoisé, le poème exige alors du lecteur une attention particulière non seulement au texte, mais surtout à ce qu’il est en train de vivre au contact du poème : à ce qu’il ressent, éprouve, imagine à l’aide de ses sens (images, odeur, bruit, musique, …) [4]. Cette dimension expérientielle de la lecture d’un poème est primordiale et c’est elle qui est centrale dans le dispositif que nous proposerons. Notons également que des outils littéraires comme l’analyse fine du poème, la référence à d’autres textes (intertextualité) ou encore de savoirs littéraires (connaissance du contexte de production, de certains codes littéraires, …) peuvent également aider à la construction d’un trajet de lecture lorsqu’ils se mettent au service de celle-ci.
Proposition d’un dispositif didactique : des activités en vue de communiquer une expérience de lecture synesthésique via la vidéo
Si l’expérience de lecture d’un poème se caractérise par le ressenti de sensations qui mettent en jeu divers sens, l’utilisation d’un multimédia, capable de rendre compte d’une expérience synesthésique semble tout à fait pertinente. Le dispositif didactique qui sera présenté vise donc à permettre aux élèves de s’approprier un poème, au travers d’activités, en mettant l’accent sur la dimension expérientielle de la lecture pour ensuite communiquer cette expérience via la vidéo.
Tout au long du travail sur le poème, les élèves sont invités à garder des traces écrites de leur expérience pour pouvoir ensuite les organiser en une production finale : un petit film retraçant leur trajet de lecture. Les activités s’organisent en deux phases : lors de la 1ère phase, on cherche à donner la possibilité aux élèves de s’approprier le poème pas à pas avec des exercices fondés sur la sélection d’un mot, le gonflement d’un vers, etc. Dans une seconde phase, on incite les élèves à se représenter et à évaluer la vision du monde proposée par le poète, notamment à l’aide de l’analyse et de certains savoirs littéraires.
Voici un exemple de ce qui pourrait être effectué à partir d’un poème de Baudelaire. D’autres poèmes, plus résistants, auraient pu être sélectionnés pour démontrer l’importance de la dimension expérientielle de la lecture de poèmes avec des textes qui ne sont pas du tout narrativisés. Le choix d’un poème baudelairien s’explique ici uniquement par le désir de revenir sur un classique que j’ai personnellement étudié (comme beaucoup d’entre vous j’imagine). N’ayant jamais eu l’occasion de m’approprier un de ces poèmes, je souhaitais tester mon propre dispositif pour voir si, moi aussi, j’étais capable de donner du sens à un poème sans passer par l’utilisation de la glose qui existe déjà à son sujet. J’ai donc choisi le poème suivant, extrait des Fleurs du Mal [5] :
La Fin de la journée
Sous une lumière blafarde
Court, danse et se tord sans raison
La Vie, impudente et criarde.
Aussi, sitôt qu’à l’horizon
La nuit voluptueuse monte,
Apaisant tout, même la faim,
Effaçant tout, même la honte,
Le Poète se dit : « Enfin !
Mon esprit, comme mes vertèbres,
Invoque ardemment le repos ;
Le cœur plein de songes funèbres,
Je vais me coucher sur le dos
Et me rouler dans vos rideaux,
Ô rafraîchissantes ténèbres !
Phase I : 1ère activité
Dans la première étape visant à permettre aux élèves de s’approprier progressivement le texte, on peut leur demander :
- de choisir un poème dans le recueil et de le relire
- d’ « attraper » des choses locales/globales (images qui surprennent, vers qui retiennent l’attention) et de commenter ce qui a été attrapé
L’idée est de placer les élèves dans des postures d’explorateurs pour qu’ils multiplient les réseaux de sens, donnent une épaisseur au poème en s’investissant subjectivement. En proposant ces activités, l’enseignant aide les élèves à se tracer un chemin dans le texte qui n’est pas prédéfini. Il s’agit alors de créer un premier contact entre le texte et l’élève, de rendre possible l’entrée en poésie.
Voici ce que j’ai « attrapé » en me prêtant à l’exercice. Le terme « mes vertèbres » m’a fait penser à une planche anatomique, comme celle qu’on trouve chez les médecins et l’expression « me rouler dans vos rideaux » m’a paru étrange : j’imaginais le poète comme un type, « couch[é] sur le dos » qui se roulait dans des rideaux.
Phase I : 2ème activité
Dans cette activité, un point d’accroche du poème a été choisi. Il s’agit des premiers vers qui évoquent « la Vie » et concernent donc un des termes principaux (avec la nuit) qui se trouve être au centre du rapport au monde que le poète expose dans le poème :
Sous une lumière blafarde
Court, danse et se tord sans raison
La Vie, impudente et criarde.
Les élèves sont amenés à faire gonfler les vers choisis pour faire des associations.
Par groupe de 3, on peut leur demander de se représenter « la Vie » en s’appuyant sur ce début de strophe.
Lorsque je me prête à cette activité, j’imagine à partir du vers « Court, danse et se tord sans raison » que « la Vie » est folle, épileptique, inquiétante et je vois l’image d’une statue de Giacometti représentant un homme qui se tord dans tous les sens. Les qualificatifs « impudente et criarde » ne me suggèrent rien et n’arrivant pas à associer ces termes à « la Vie », je cherche des synonymes de ces mots et à partir de là, j’appréhende « la Vie » comme désagréable.
Phase II : 1ère activité
Dans cette seconde phase visant à permettre aux élèves de se représenter et d’évaluer la vision du monde proposée par le poème, on peut tout d’abord demander aux élèves de se représenter une fin de journée, d’imaginer ce que ce moment signifie pour eux. Ensuite, on s’intéresse plus finement au poème pour comprendre en quoi la fin de journée est importante aux yeux du je lyrique et comment elle est perçue/vécue par ce dernier. L’idée est de permettre aux élèves de comparer leur propre vision d’une fin de journée avec celle exprimée par le poète. Il s’agit donc de faire des liens entre leur vécu et une vision du monde exprimée dans le poème pour pouvoir se positionner par rapport à cette vision-là. Pour définir cette vision du monde, une analyse plus fine du poème ainsi que certains savoirs littéraires (par exemple, le Romantisme, le Parnasse, les fonctions de la poésie à cette époque, le dandysme, …) peuvent aider les élèves à comprendre la manière dont le poète peut percevoir cette fin de journée.
Je me suis prêtée à l’exercice et je me suis représentée une fin de journée comme un moment de transition entre deux pans de vie, le travail et un temps moins contraint, plus libre. Pour moi, a contrario du poète, il ne s’agit pas d’opposer la vie à la nuit, mais de rendre complémentaires des moments de vie qui offrent des perspectives, des rapports aux autres, des rôles très différents. Avec la première strophe, j’imagine le poète qui, depuis sa chambre située dans les combles, observe d’un œil critique la foule et celle-ci lui donne la nausée. A cette foule, cette agitation qu’il nomme « Vie », il préfère la tranquillité d’une fin de journée qui annonce la nuit lui permettant « enfin » de reposer « ses vertèbres » et de « se rouler dans [les] rideaux » des ténèbres. Je trouve cette posture dominante plutôt arrogante et d’autant plus ridicule qu’elle vise à faire l’éloge d’un repos bien mérité avec des termes qui font référence au corps de manière assez triviale (ce sont ces termes qui m’ont par ailleurs interpellée au tout début du travail sur le poème).
Phase II : 2ème activité
Ensuite, en vue de percevoir les caractéristiques de la poésie baudelairienne, on peut demander aux élèves de faire des liens entre la vision du monde exprimée par « La Fin de la journée » et d’autres poèmes du recueil des Fleurs du Mal, puis d’expliquer ces liens. Les liens à faire sont multiples et dépendent du rapport au poème que les élèves sont en train de construire.
Dans mon cas, la manière dont le poète évoque « la Vie » me fait penser à certains vers d’« Une Charogne » :
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivant en se multipliant
Pour lui, la Vie est une masse fourmillante déplaisante.
L’autre poème, auquel je renvoie la vision du poète telle qu’elle est exprimée dans « La Fin de journée » est « L’Albatros ». Je trouve que la dernière strophe de « La Fin de journée » représente un poète aux antipodes de celui que l’on trouve à la fin de « L’Albatros ». Dans « L’Albatros », la dernière strophe sublime le Poète grâce à une métaphore puissante :
Le Poète est semblable au prince des nuées,
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des nuées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Dans la « La Fin de journée », le poète peut « enfin » reposer « ses vertèbres » et « se rouler dans [les] rideaux » des ténèbres. Cet excès de réalisme dû à l’utilisation de termes corporels triviaux rend à mes yeux le poète ridicule (c’est bien un poète avec un p minuscule a contrario du Poète de « L’Albatros »). En effet, ce poète se permet de juger la foule, mais n’aspire finalement qu’à reposer « ses vertèbres » et à « se rouler dans [ses] rideaux ». Et pour conclure ce trajet de lecture, on pourrait imaginer répondre à ce poète :
Au poète livide, au Grand oiseau fâné
Ectoplasme trônant dans l’azur de sa chambre,
Tout courbé par l’étude, ses vertèbres cassées,
Lui travaillent le cœur et affaissent ses membres.
Nous, le « gros populas », criard et impudent
Fourmillant indistinct sous tes yeux de serpent,
Nous joignons à toi; et nous écrions, en chœur:
« Enfin ! » ; enfouis-toi sous tes draps, il est l’heure. [3]
Production finale : la vidéo
A partir des activités proposées, il s’agit maintenant d’organiser ses traces de lecture pour communiquer son rapport au poème via la vidéo. Cette étape permet de donner une forme, un sens à ces traces et rend ainsi possible la communication d’un trajet de lecture. Dans la vidéo qui suit, vous verrez une manière imaginable de rendre compte d’un trajet de lecture singulier. J’imagine que ce trajet de lecture aurait pu être exprimé différemment en fonction de la sélection d’éléments au détriment d’autres et de leur organisation. Il semble dès lors important d’amener les élèves non seulement à expérimenter et penser les moyens de s’approprier un poème, mais également à utiliser, imaginer et évaluer diverses manières de communiquer leurs expériences de lecture à l’aide de multimédias. Ces derniers offrent de nouvelles possibilités de travailler la poésie en classe qu’il serait dommage d’ignorer.
Mon trajet de lecture en vidéo à Baudelaire et moi > la vidéo
Liste des illustrations utilisées pour la vidéo, soumises au droit d’auteur :
- Charles Beaudelaire, Les Fleurs du mal, La charogne – XVII, DEe Boever Jan Frans, 1923, © Succession Jean-François De Boever/SODRAC 2015
- Alberto Giacometti, Walking Man II, Bronze, 1948, © Cliff, https://www.flickr.com/photos/nostri-imago/3454070697
[1] Bellemin-Noël, J. (2001). Plaisirs de vampire. Paris : PUF, p. 21.
[2] Langlade, G. (2008). Activité fictionnalisante du lecteur et dispositif de l’imaginaire. In M. Roy, M. Brault, & S. Brehm (dir.), Formation des lecteurs. Formation de l’imaginaire. Montréal : Presses Universitaires de l’Université du Québec.
[3] Langlade, G. & Fourtanier, M.-J. (2007). La question du sujet lecteur en didactique de la lecture littéraire. In E. Falardeau, C. Fischer, C. Simard, & N. Sorin (Eds.), La didactique du français. Les voies actuelles de la recherche (pp. 101-123). Québec : Les Presses de l’Université Laval
[4] Brillant Rannou, N. & Petit, C. (2015). Devenir lecteur et scripteur de poésie en primaire : quelle expérience ? Quels enjeux ? », Repères, 52, 164.
[5] Tous les poèmes cités sont extraits de la nouvelle édition des Fleurs du Mal de Claude Pichois, 2015, chez Gallimard en Folio classique.
[6] Je remercie Mathieu Depeursinge non seulement pour sa plume experte qui en moins de temps qu’il n’en faut a rédigé cette réponse au poète, mais également pour nos discussions et son regard expert sur le sujet qui sont à la base de la proposition didactique faite ici.
Cette chronique reprend la présentation d’un atelier ayant eu lieu lors de la journée « Explorer la poésie en classe », organisée le 22 mars 2017 par l’UER didactique du FR de la HEP et la section de français de l’Unil dans le cadre du deuxième Printemps de la poésie.
Par Vanessa Depallens, assistante-doctorante à la HEP Vaud, vanessa.depallens@hepl.ch