« Création de ces jeunes d’aujourd’hui à partir d’un poème d’autrefois »

Par Maïtena Rais
Maitena.rais@students.hepvs.ch

quelquefois tu manques
de mots
ou plutôt d’espace
pour dire les mots
et ce qui aurait pu être
une parole
reste une pensée
(Camille Readman-Prud’homme, Quand je ne dis rien je pense encore, 2021)

Poésie de la Renaissance. Aujourd’hui, de prime abord, autant par le genre que l’époque, le thème n’est pas simple d’accès pour des élèves de 16 ans à peine sortis de l’école obligatoire, entamant un baccalauréat spécialisé en santé-social. A nouveau, la poésie s’est affublée de son air de défi. Je me suis alors plongée dans Les Regrets et, à mon grand étonnement, les vers de Joachim du Bellay me sont apparus extrêmement proches de mes questionnements actuels. Où est ma place dans ce monde ? La poésie de la Renaissance est devenue l’occasion d’un voyage ; un voyage que j’ai tenté de partager avec mes élèves. Eux aussi cherchent certainement à répondre à cette question, ai-je pensé. La continuité entre les chants d’aujourd’hui et ceux d’hier s’est alors dessinée entre les lignes. J’ai pensé qu’à 16 ans, on avait aussi son mot à dire, ses vers à écrire, sa place à trouver ; ou, plutôt, sa place à créer, car j’aime croire que tout n’est pas défini d’avance, et peut être constamment redéfini.

Pour lancer mes élèves dans ce voyage poétique, je distribue en préambule une feuille blanche au centre de laquelle est écrit un son, différent pour chacune : « on », « au », « ve », « te », etc. Première occasion de faire des rimes. Je laisse quelques minutes aux étudiants pour écrire tous les mots qui leur passent par la tête et riment avec leur son. Chaque élève écrit une liste en rosace autour de sa rime singulière. Après quelques minutes, ils retournent leur feuille et je leur demande d’entamer une nouvelle liste, sur le même mode, autour du thème « voyage ». Finalement, les productions sont rassemblées sur une table libre au fond de la classe.

Place à la musique ! Je lance le clip d’Ulysse, le titre de Ridan paru en 2007. Quels points communs peut-on observer entre chanson et poésie ? Je distribue à la classe les paroles d’Ulysse et le poème de Joachim du Bellay, issu du recueil Les Regrets (1558), dont la chanson a été inspirée. De quoi parle ce texte ? Je leur lis le poème à voix haute. Les élèves ont le texte sous les yeux cette fois. Qui est Ulysse ? Qui conquiert la toison ? Qui est le « je » qui nous parle ? Où se trouve-il pendant qu’il nous parle ? Comment se sent-il ? Nous déplions le sens du texte. Puis, nous faisons un pas de côté, pour endosser nos lunettes analytiques. Comment les rimes sont-elles organisées ? Quelle est leur richesse ? Quel est le mètre de chaque vers ?

De cette première brève analyse du poème, je retiens quatre éléments : un quatrain, des rimes embrassées, au moins suffisantes, et le thème du voyage. Ces quatre contraintes, inscrites au tableau, donneront le « la » de l’atelier d’écriture. Par groupe de 3 ou 4, les élèves se lancent ensuite dans la création d’un quatrain. Familiers de l’écriture sous contrainte, nos artistes en herbe découvrent le défi de l’écriture collective. En cas de panne littéraire, une boîte à outils se trouve au fond de la classe : les corpus de rimes et de mots sur le voyage, ainsi qu’un sac dans lequel se trouvent des objets à résonance poétique (une carte postale, une lampe de poche, une pomme de pin, un galet, des lunettes de soleil, un abonnement de ski, une boîte d’allumettes, etc.). Certains groupes partent d’une rime, d’autre d’un lieu, et quelques-uns se lancent le défi d’une métrique régulière. Les voix s’entrechoquent, s’entrecroisent, les plumes griffonnent, biffent, et finissent pas s’accorder sur un quatrain. La cloche sonne.

Après la pause, je demande à un élève de chaque groupe de se lever et de passer dans le groupe voisin. L’élève lit alors le quatrain de son groupe et reçoit un retour, une vérification des contraintes de versification, puis chacun retourne à son banc. Alors seulement, j’explique le projet global à la classe, à savoir : créer un poème de classe mis en voix et illustré à partir du modèle de Joachim du Bellay. L’idée est d’alterner leurs quatrains parlés et le refrain de Ridan, chanté, pour former un ensemble poétique gravitant autour du thème du voyage.  Pour le prochain cours, chaque groupe a pour tâche de m’envoyer par mail son quatrain. En attendant, nous poursuivons notre analyse du thème du voyage chez Joachim du Bellay à travers l’analyse des sonnets 31, 32 et 130 du recueil Les Regrets (1558).

Une semaine s’écoule. Je distribue à chacun l’ensemble des quatrains de la classe. Je forme de nouveaux groupes de 5 élèves et donne la consigne suivante : « déterminez un ordre pour les quatrains et justifiez votre choix. » Après 5 minutes, j’écris l’ordre choisi par chacun des quatre groupes au tableau et leur demande ce qu’ils ont cherché à faire. La réponse est unanime : raconter une histoire. Toutefois, l’ordre est différent pour chaque groupe. Place au débat ! C’est avant tout l’occasion d’introduire l’argumentation à travers un exercice pratique et attaché à un projet concret. Le débat prend sans difficulté, chaque groupe souhaite exprimer son opinion et défendre son choix. A travers cet exercice, les élèves prennent conscience de la multiplicité des points de vue sur le poème en construction et de la difficulté de trouver une ligne d’équilibre répondant au regard et à la sensibilité de chaque groupe. L’écriture collective devient un lieu d’écoute de l’autre : une attention mutuelle est nécessaire pour trouver un terrain d’entente. Je modère la discussion et propose de voter à main levée afin d’avancer vers une ordonnance commune des quatrains. Peu à peu les fragments poétiques trouvent leur place dans un texte collectif. Enfin, un ordre est accepté par l’ensemble de la classe. De manière tout à fait naturelle, les élèves ont co-construit une interprétation de leur propre poème. L’écriture créative est ici étroitement liée à la fois à une lecture sensible et une lecture analytique, ainsi qu’à la création d’une communauté coopérative, comme le conçoit John Dewey dans son ouvrage Démocratie et éducation (1916).

Les élèves retrouvent alors leur groupe d’origine pour discuter de la mise en voix de leur quatrain et le choix d’une image pour l’illustrer. Pour la mise en voix, j’ai choisi ici d’établir un code d’annotation commun à la classe selon les éléments qui leur paraissent essentiels. Par exemple, un mot souligné sera prononcé avec plus d’emphase, une barre oblique indiquera une pause, etc. A nouveau, je leur demande de justifier leur choix afin de les amener à réfléchir sur les raisons de leurs propositions. A la suite de cet exercice, des volontaires sortent de leur groupe d’écriture pour rejoindre respectivement le groupe « refrain » et le groupe « montage ». Nouvelle tâche à domicile : envoyer à l’enseignante et à la secrétaire du groupe « montage » un mail contenant un enregistrement du quatrain, l’annotation du poème mis en voix et une image libre de droit. Le groupe « refrain » envoie quant à lui un enregistrement du refrain chanté d’après la chanson de Ridan. Une fois tous les éléments reçus, les responsables du montage s’occupent d’agencer le tout selon l’ordre déterminé en classe. Tout au long de ce processus, je reste bien entendu à disposition des élèves pour répondre à leurs questions.

Nous y voilà ! Nous prenons le temps d’écouter la création de la classe durant le cours de français et de faire un bilan du projet. Pour la grande majorité, les élèves ont apprécié le projet et sont prêts à se relancer dans de nouvelles créations. Ils soulignent non seulement le plaisir d’un cours différent, l’importance d’une bonne communication dans un projet de groupe, mais aussi la difficulté à se plier à des contraintes d’écriture.

Je privilégie en général des propositions d’écriture ouvertes et peu restrictives. Or, dans un sonnet, les contraintes sont là. J’ai essayé d’en faire des leviers, et non des freins. Une contrainte ne devrait en aucun cas faire taire une identité, une voix. Par l’atelier d’écriture, j’espère offrir aux élèves un espace à observer, à apprivoiser, à s’approprier ; j’espère qu’ils oseront trouver, dans l’univers de mots que je leur propose une fissure où ils oseront se glisser pour m’éclabousser de leur lumière. A l’issue de ce projet, une évidence : je souhaite, en tant qu’enseignante, proposer à mes élèves un espace d’expression et de création poétiques En découvrant la création de ces jeunes d’aujourd’hui à partir d’un poème d’autrefois, les mots de Christian Bobin (Geai, 1998) me reviennent en mémoire : « une chose prend fin, une autre chose commence et c’est la même qui continue, autrement. » Renaissance de la poésie.



Bibliographie :

Bobin, C. (1998), Geai. Paris, Gallimard.
Dewey, J. (1916/2018). Démocratie et éducation. Paris, Armand Colin.
Readman-Prud’homme, C. (2021), Quand je ne dis rien je pense encore. Montréal, L’Oie de Cravan.

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