La poésie: un jeu d’enfants! 1/2

|par Claire Masson & Mathieu Depeursinge|

 

Nous proposons ici une série d’ateliers qui n’envisagent pas la poésie sous un seul angle, ou selon une définition préalable, mais à travers la multiplicité de ses pratiques. Ils ont tous été testés en classe, ou lors de manifestations culturelles. Nous avons choisi d’explorer aussi bien la lecture que l’écriture, le lien avec l’image et les sonorités, ou encore les passerelles entre les langues. En effet, à l’heure où les cultures et les langues se rencontrent et s’influencent peut-être plus que jamais, il n’est plus possible d’envisager la question sous un angle strictement monolingue ; davantage, la poésie est un lieu privilégié pour encourager ces rencontres.

Avec la poésie, à tout âge, on peut envisager une multiplicité de textes. Par des pratiques adéquates, il est même possible de présenter aux élèves des textes qu’on considère habituellement comme hors de leur portée. C’est ce que nous avons souhaité illustrer, en construisant nos activités autour de poèmes de Victor Hugo, ou encore d’Henri Michaux. Ce n’est pas là une manière de tenir à distance le répertoire traditionnel de la poésie enfantine, qui regorge de textes merveilleux, mais d’élargir les possibles et de questionner certaines idées reçues.

Afin que ces propositions puissent au mieux être intégrées à l’organisation d’un enseignement, nous avons indiqué, pour chaque atelier, les dimensions du plan d’études romand (PER) qu’il permet de travailler. Certaines sont directement rattachées aux compétences identifiées à l’enseignement de la poésie, d’autres se rapprochent davantage de compétences transversales ou d’autres aspects de l’enseignement du français.

Nous précisons que les ateliers ne sont pas pensés dans une progression. Il nous semble préférable d’initier les élèves à la poésie par de courtes activités répétées, en variant les textes, que de penser cet enseignement sous forme de séquence. Pour cette raison, la présentation ci-dessous identifie des aspects travaillés par les ateliers, mais elle n’indique aucun ordre à respecter. Dans le même sens, nous n’avons jamais concentré une séance sur un seul atelier, ou sur une seule dimension. Il est certes possible, pour chacun, d’identifier des thèmes, compétences ou aspects travaillés majoritairement, cependant, l’art poétique, autant que les pratiques de lecture et d’écriture qui l’envisagent se laissent difficilement enfermer dans une dimension univoque et exclusive ; tant dans les textes que dans les pratiques, l’oral déborde sur l’écrit, et réciproquement.

Le format de la chronique hebdomadaire empêchait que l’ensemble de nos propositions soient publiées en une seule fois ; nous avons donc choisi de regrouper les quatre ateliers qui seront présentés sur ce site en deux ensembles, selon la distinction que nous ne défendons pas en théorie, comme nous l’expliquions plus haut, mais qui s’avère opérante d’un point de vue pratique, entre écrit et oral.

Ce premier volet présente donc trois ateliers alliant récriture de poèmes, lecture de textes et d’images. La deuxième chronique quant à elle, à paraître la semaine prochaine sur le même site, se concentrera sur une activité d’écoute mêlant des poèmes de différentes langues.

 

Atelier d’écriture 

PER : L1 13-14 – le texte qui joue avec les mots – le texte poétique – « création de textes poétiques, ou de jeux de mots ».

La fabrique à mots 

L’une des principales voies d’exploration de la poésie se joue dans les sonorités langagières. La rime (qui rythme les vers classiques et la plupart des chansons) est l’un des plus célèbres principes de structuration sonore.

Néanmoins, cette exploration ne se limite pas à la rime, loin de là. Pour cet atelier, nous nous sommes basés sur un poème de Henri Michaux, Le grand combat, dont la particularité est d’être composé en grande partie de mots inventés par l’auteur. Ce que ce texte a de remarquable est que l’usage de ces néologismes, loin de nous empêcher d’intérioriser le texte et de nous représenter une scène, rend celle-ci encore plus vivante; les interprétations sur le référent du texte varieront davantage d’un lecteur à l’autre, peut-être, mais l’intensité de la lutte qu’il met en scène, et le rythme de son déroulement y sont plus saisissants que dans un texte descriptif:

Le Grand Combat

Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;

Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;

Il le pratèle et le libucque et lui barufle les ouillais ;

Il le tocarde et le marmine,

Le manage rape à ri et ripe à ra.

Enfin il l’écorcobalisse.

L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.

C’en sera bientôt fini de lui ;

Il se reprise et s’emmargine… mais en vain

Le cerceau tombe qui a tant roulé.

Abrah ! Abrah ! Abrah !

Le pied a failli !

Le bras a cassé !

Le sang a coulé !

Fouille, fouille, fouille,

Dans la marmite de son ventre est un grand secret

Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;

On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne

Et on vous regarde

On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

Henri Michaux, Qui-je-fus, 1927.

Ce « modèle », sert de base ensuite à un exercice de création libre de mots, qui peut se faire collectivement et oralement, ou par écrit (avec des élèves scripteurs). L’avantage de la version orale est qu’elle permet à chaque élève de rebondir sur les idées des autres; déroulant des chaînes de variations.

Concrètement, pour guider les élèves, on peut, dans un premier temps, les amener à saisir de quoi parle le poème globalement : ici, d’un combat. Insister sur quelques mots ou syntagmes particulièrement évocateurs (le bras a cassé/ le sang a coulé), sur le rythme d’emballement induit par les allitérations; ainsi que les onomatopées, elles-mêmes répétées (« Abrah! Abrah! Abrah!).

Réécriture « à la manière de » 

Ce premier exercice vaut pour lui-même. Néanmoins, il peut servir de base à un exercice d’écriture « à la manière de », comme on les nomme souvent. Il consiste à isoler la structure syntaxique et rythmique du texte, et de se servir de celle-ci comme matrice d’écriture de poèmes.

L’idée nous est venue à la lecture de l’ouvrage Former des enfants lecteurs et producteurs de poème [1], dans lequel le dispositif est décrit dans le détail, avec plusieurs exemples, basés sur des poèmes différents.

Ce travail s’adresse plutôt à des enfants de 8-10 ans au minimum. Cependant, il peut être adapté à l’oral ; et avec un guidage de l’enseignant, en ayant par exemple déjà noté la structure au tableau, il convient à des enfants plus jeunes.

Dans le cas du Grand combat, nous avons décidé de faire la part entre mots « authentiques » et mots « inventés ». La structure-type que nous avons retenue est donc la suivante (d’autres sont possibles également, nous avons gardé certains passages qui pourraient être remplacés):

Le/La Grand-e […]

Il/Elle l’ […] l’[…] contre […]

Il/Elle le/la […] et le/la […] jusqu’à son […]

Il/Elle le/la […], le/la […] et lui […] les […]

Il/Elle le/la […]et le/la […]

Le/la manage […] à […], et […] à […].

Enfin, il/elle l’ […].

L’autre se […], se […], se […] et se […]

C’en sera bientôt fini de lui/d’elle ;

Il/Elle se reprise et s’emmargine…mais en vain

Le […] tombe qui a tant […].

[…] […] […]

Le/La […] a failli !

Le/La […] a cassé !

Le/La […] a coulé !

Dans la marmite de son ventre est un-e grand(e) […]

[…] alentour qui […] dans vos […]

On […], on […], on […]

Et on vous regarde

On cherche aussi, nous autres, le/la […].

A la manière d’Henri Michaux, Qui-je-fus, 1927.

Ensuite, on choisit ensemble un thème, ou une situation. Plus la situation est éloignée de celle du poème de départ, voire tout à fait incongrue, plus on parviendra à saisir l’effet dramatique de la structure.

Voici quelques amorces de récritures réalisées lors d’un atelier par des enfants âgés de 5 ans à 11 ans, lors du « Marché de la Poésie », le 19 mars 2017 à Bibliomedia, Lausanne (pour les plus jeunes d’entre eux, le texte ici reproduit résulte d’une dictée par un adulte qui les accompagnait).

 

Quelques exemples de récritures réalisées par des enfants

La récriture complète du poème requérant un temps important, nous n’avons pas pu la mener en atelier. Afin de donner malgré cela une idée de réalisation possible, nous livrons ci-dessous une création que nous avons effectuée sans travailler avec des enfants. Nous précisons par ailleurs que l’ouvrage Former des enfants lecteurs et producteurs de poème livre un grand nombre de productions intégrales d’élèves, réalisées à partir d’autres textes que celui de Michaux. A travers le « schéma rythmique  » tiré du Grand Combat (c.f ci-dessus « Le/la Grand-e […] »), nous avons entrepris de décrire une scène de la banalité quotidienne: un homme mangeant une tartine au petit déjeuner. Nous ne sommes pas partis d’un répertoire préalable de néologismes. Les mots nous sont venus dans le mouvement de la réécriture.  Partir de la scène orientera nécessairement la tonalité et la forme des mots dans lesquels on reconnaît parfois la déformation de mots réels, comme c’est le cas dans le poème source.

La Grande Tartine

Il l’entartouille et l’engloube contre glotte ;

Il l’enlichette et l’enmastille jusqu’à son cronche ;

Il la passemiche, la grôtit et lui enrube les confits ;

Il la désalve et l’adendrit,

La manage croûte à mie, et mie à croûte.

Enfin, il l’engorgoglimâche.

L’autre se broie, se démiette, s’esglabousse et se bruitche.

C’en sera bientôt fini d’elle ;

Elle se reprise et s’emmargine…mais en vain

Le morceau tombe qui a tant flotté.

Amiam ! Amiam ! Amiam !

La mie a failli !

La croûte a cassé !

Le beurre a coulé !

Dans la marmite de son ventre est une grande tartine

Enfants alentour qui ruminez dans vos babines ;

On salive, on salive, on salive

Et on vous regarde

On cherche aussi, nous autres, la Grande Tartine.

A la manière d’Henri Michaux (exemple), Qui-je-fus, 1927.

 

Lecture guidée : travail sur la métaphore 

PER : L1 15 Représentation mentale du contenu de l’histoire (faire dessiner, jouer, mimer, une scène de l’histoire entendue)

Le but de cet exercice est de permettre aux enfants d’accéder, au moyen de l’illustration, à une compréhension de ce qu’est une métaphore.  Nous nous sommes basés sur le poème Unité, de Hugo.

 

Unité

Par-dessus l’horizon aux collines brunies,

Le soleil, cette fleur des splendeurs infinies,

Se penchait sur la terre à l’heure du couchant ;

Une humble marguerite, éclose au bord d’un champ,

Sur un mur gris, croulant parmi l’avoine folle,

Blanche, épanouissait sa candide auréole

Et la petite fleur, par-dessus le vieux mur,

Regardait fixement, dans l’éternel azur,

Le grand astre épanchant sa lumière immortelle.

– Et moi j’ai des rayons aussi ! – lui disait-elle.

Victor Hugo, Les contemplations, 1856.

 

Le soleil ainsi que la marguerite revêtent des caractéristiques communes. En effet, l’astre comme la fleur sont de forme circulaire, et les pétales de la seconde évoquent les rayons de la première- du moins, tel qu’on les voit représentés sur les dessins d’enfants. Hugo, jouant sur ces ressemblances, fait une inversion en attribuant à chacun les caractéristiques de l’autre: « le soleil, cette fleur des espaces infinis »/ « - Et moi j’ai des rayons aussi ! – lui disait-elle. »

Nous avons demandé aux enfants de dessiner une fleur puis un soleil en les situant (la fleur au sol, le soleil dans le ciel), sans préciser d’abord le lien avec le texte. Puis, nous leur avons demandé si la fleur et le soleil se ressemblaient ou non. Après un moment, l’un des enfants, qui avait saisi la comparaison, est venu dessiner des pétales au soleil, à la place des rayons.

Par ce détour, c’est précisément le fonctionnement technique d’une métaphore qui est illustré. Dans le cas du poème de Hugo, cela peut servir de tremplin pour en expliquer le sens (inaccessible, autrement): en l’occurrence, la petite marguerite (qui peut représenter le peuple) est aussi importante que le soleil (l’Etat, le roi, les puissants). Ceci est corroboré par l’engagement politique de Hugo et ses autres textes.

 

Lecture créative d’image : la tapisserie de mots 

PER : CT : pensée créatrice & A 12 AV mobiliser ses perceptions sensorielles : observation d’œuvres sous conduite

Le principe de cet atelier est de se servir d’un tableau pour mener un exercice d’écriture collective. Nous avons choisi le tableau La nuit étoilée de Van Gogh.

En regardant le tableau, les enfants ont été invités dans un premier temps à décrire de manière très littérale ce qu’ils observaient. Ensuite, nous avons repris les différents éléments (étoiles, village, sapin…), pour  nous éloigner du sens littéral, en approfondissant l’observation du tableau. A y regarder de plus près, les étoiles peuvent évoquer des yeux, des fleurs ; la lune, une orange et les nuages dans le ciel une vague qui enveloppe la nuit…

Les propositions de tous les enfants étaient inscrites au fur et à mesure sur une même feuille, en respectant l’emplacement de l’objet ou de la section du tableau qu’elles décrivaient. A mesure que la feuille se remplit, les mots remplaçant les couleurs et les aspects picturaux, on voit apparaitre une « tapisserie de mots ».

Voici un exemple de réalisation faite avec des élèves d’une classe de 3P, lors du Festival du livre Suisse à Sion, le 23 septembre 2016, sur la base du tableau de Van Gogh ci-dessus. L’exercice a été réalisé oralement, par groupes de 8 à 10 élèves. L’enseignant prenait la dictée de ce que disaient les élèves.

Réalisation d’une tapisserie de mots

La version « calligramme »

 

Par Claire Masson, enseignante 1-2 H au collège de Malley, Lausanne, claireamelie.masson@vd.educanet2.ch & Mathieu Depeursinge, assistant à la HEP Vaud, mathieu.depeursinge@hepl.ch

 

[1] GROUPE DE RECHERCHE D’ECOUEN (sous la direction de Josette Jolibert), Former des enfants lecteurs et producteurs de poèmes, Paris, Hachette, Education, 1992.

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