« On aperçoit par là le défi que le poème pose à tout l’enseignement : introduire au cœur des savoirs le ferment d’inconnu, au cœur de la relation pédagogique la force de l’inquiétude, de la surprise, du possible. » Serge Martin
Qui sont les acteurs·trices de l’enseignement de la poésie aujourd’hui? Quels défis la poésie présente-t-elle pour l’enseignement? Poésie-en-classe vous propose une série de portraits d’acteurs·trices contemporain·e·s, qui offrent des visions singulières de la poésie et de son enseignement.
Violeta Mitrovic : Quelle place la poésie occupe-t-elle dans votre vie (privée et/ou professionnelle) ?
Serge Martin : La poésie constitue le cœur battant de ma vie parce qu’elle est l’exigence du continu entre le langage et la vie contre toutes les séparations traditionnelles dont celle que vous évoquez dans la question. La poésie sert à vivre – je paraphrase ce que Émile Benveniste écrivait : « Le langage sert à vivre ». Ceci dit, tout dépend de ce qu’on entend par poésie : si je n’ai pas de définition arrêtée (et surtout pas à un genre littéraire), j’ai par contre une conviction profonde – je dirais même anthropologique – qui ne relève donc pas d’une opinion ou d’un goût même profond : le poème comme passage de voix est au principe de l’humanité, de l’humanisation, c’est-à-dire de la relation humaine comme relation de sujet à sujet où un sujet devient sujet par un autre sujet. C’est pourquoi, depuis bien longtemps, les poèmes font ma vie. Pas seulement parce que j’écrirais des poèmes – cela ne se commande pas et vient sans qu’on sache vraiment pourquoi ou alors parfois suscités par des demandes qui obligent mais plus souvent données – mais surtout parce qu’en lecture ou en écriture, ils permettent d’inventer plus de vivant dans la vie, ils donnent vie ! En cela, je suis quelque peu rimbaldien : « changer la vie » qu’on interprète souvent dans le sens d’un futur fantasmatique alors qu’il s’agit d’un présent présent !!! Le poème, pour moi, c’est changer la vie partout avec tous ici et maintenant ! C’est donc poétique, politique, éthique et anthropologique, parce que sans poème pas de je-tu, pas de je par un tu, pas d’identité-altérité, pas d’amour, pas de relation, pas de vie !
V.M. : Quand et comment parlez-vous de la poésie aux élèves ?
S.M. : Je vais donc parler au passé, s’agissant d’élèves en rappelant que j’ai eu des « petits » (fin de primaire) et des « grands » (université) ! Tout d’abord je ne parle pas de… la poésie ! Je lis avec eux, j’écoute, autant qu’ils écoutent, des poèmes et ces poèmes nous font parole(s). Commencer et/ou finir en poème(s) avec des formes variées qui vont du choix au hasard, de l’individuation forte à la répétition collective, du poème d’une page au livre volumineux mis en feuilleton, etc., où rituels et moments festifs organisent des temporalités diverses – je me permets de renvoyer à Les Poésies, l’école (PUF, 1997) et à Les poèmes à l’école : une anthologie. Parcours didactiques à l’école (Bertrand-Lacoste, 1997).
V. M. : Quelles motivations vous poussent à intégrer la poésie dans votre enseignement ?
S.M. : Les poèmes sont des leviers d’écoute du langage : de ce qui passe de voix en voix. A moins qu’on ne les instrumentalise à d’autres fins, ils obligent à écouter le trans-subjectif dès que langage, c’est-à-dire une parole passante incluant tout ce qu’on a l’habitude de sortir du langage (silence, gestes, indicible, illisible, etc.). En cela, les poèmes nous apprennent nos possibles (souvent jugés impossibles dans les cadres culturels d’imposition de modes de subjectivation normés, collectivisés, assujettis). Mais contrairement à une certaine doxa qui situe le poème dans la liberté en regard des normes ou conventions – confortant d’ailleurs ces dernières ! –, le poème nous apprend ce que le langage fait chaque jour dès que l’on dit bonjour : une réinvention de tout le langage, de toute la culture si ce bonjour est un vrai bonjour, un poème donc ! On aperçoit par là le défi que le poème pose à tout l’enseignement : introduire au cœur des savoirs le ferment d’inconnu, au cœur de la relation pédagogique la force de l’inquiétude, de la surprise, du possible. Alors le poème est la force politique, éthique et didactique des transformations dont l’enseignement a besoin là où il agit si on le laisse faire – malheureusement, le poème est souvent menotté, enfermé dans une propédeutique interminable qui empêche les élèves d’y aller, de se laisser prendre par lui, emporter jusqu’à leur propre inconnu et l’inconnu de la relation pédagogique et de savoir.
V.M. : Pourriez-vous relater une expérience didactique de la poésie vous ayant particulièrement marqué ?
S.M. : Nombreuses et pas forcément exceptionnelles. Parfois la plus heureuse peut tenir en une remarque incidente faite par un élève qu’on a à peine entendu mais qui s’est essayé avec le poème du jour… et alors soit on a pu, su, réussi à y faire attention, soit cela s’est enfoui dans le brouhaha de la classe mais, qui sait, quelques années plus tard, cet élève aura tenu grâce à cette épiphanie… S’il fallait donner au moins deux exemples, je dirais en premier le bonheur que fut la découverte par de jeunes élèves de fin de primaire du fait que les fables de La Fontaine qu’ils aimaient apprendre par cœur pouvaient se relire si facilement par le sommaire (comme celui du Livre I des Fables), donc par les titres duels, ainsi que de petites scènes théâtrales dialogiques qui tenaient pourtant dans une seule voix, celle du raconteur, elle-même composée de plusieurs voix. Et le bonheur plus récent avec des étudiants de master en didactique des langues, de découvrir que les poèmes de Ghérasim Luca montraient la force de la prosodie comme voix sous le texte où la performance n’est pas tellement dans la profération mais bien plus dans cette action restreinte dont parlait Mallarmé et que le même Luca titrait : « Comment s’en sortir sans sortir ».
V.M. : Auriez-vous des outils didactiques qui vous paraissent particulièrement pertinents à conseiller aux enseignant·e·s ?
S.M. : Tout, de la démarche que j’ai souvent expérimentée, me semble concentré dans un article publié dans Le Français aujourd’hui en 2005, « Faire œuvre avec les œuvres » et disponible en ligne. Toutefois pour aller plus loin en poésie, je devais publier un livre qui a été refusé par son éditeur (pas assez de public potentiel !) et que j’ai mis en ligne sans toutefois y intégrer les « images » (dommage) qu’on peut lire ici, dans la catégorie « faire poème » de ce carnet de recherche. Il est toujours possible de trouver Les Poésies, l’école (PUF, 1997) en bibliothèque car l’ouvrage est épuisé. Mais les outils sont souvent ceux du poème lui-même : et les élèves de plus en plus sollicités à les écouter trouvent d’eux-mêmes les moyens de les continuer. Car, en fin de compte, il n’y a rien d’autre à faire que de continuer un poème – j’appelle cela une réénonciation : les poèmes sont de puissants appels à réénonciation qui ne sont pas de simples répétitions mais des reprises de voix.
Serge Martin a enseigné durant 15 ans dans des classes d’école primaire en banlieue parisienne, puis est devenu formateur d’enseignants du primaire à Cergy-Pontoise, tout en achevant une thèse en littérature et linguistique portant sur la relation dans et par le langage avec un corpus de cinquante poètes contemporains, publiée sous les titres suivants : L’Amour en fragments ; Langage et relation et Rythmes amoureux. Corps, langage, poème (à paraître). Devenu maître de conférences, il a continué la formation d’enseignants en approfondissant et en articulant la recherche en didactique de la littérature et en poétique des voix avec, comme levier décisif, le poème en tant qu’activité d’écoute. Il est par la suite devenu professeur à la Sorbonne nouvelle où il a dirigé de nombreuses thèses sur la poésie. Son parcours professionnel a toujours considéré la poésie comme expérience du passage des voix, et donc jamais comme genre littéraire ou catégorie séparée de la vie. Désormais professeur émérite, il continue à diriger quelques thèses, tout en poursuivant la réflexion active, poétique et politique, sur la voix continuée (transmission, coopération et relation dans et par le langage comme interprétant de la société), entre autres, sur son carnet de recherche « Voix et relation » . Il anime une revue de poésie, Résonance générale, et participe également au comité d’entretien de la revue Triages des éditions Tarabuste, éditeur chez lequel il a publié ses livres de poèmes.